La prospective ou les vertus d'un imaginaire bien pensé
En complément de l'enquête parue dans le dernier numéro de "Marketing Magazine", consacrée à la veille et à la prospective, Danielle Rapoport, directrice du cabinet DRC, livre ici ses réflexions sur le thème de la prospective.
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«L'étymologie du mot "prospective" - pro-spective, voir en avant - montre
bien les registres dans lesquels cette approche se situe. La capacité de
"voir", c'est-à-dire de prendre de la distance, de mettre ses univers de
référence en perspective, à la fois dans le temps et dans l'espace, pour mettre
de l'objectivité au service de l'imagination. La notion d'observation.
Observer les courants socioculturels et juger en quoi ils pourront constituer
une tendance de fond et non un épiphénomène. Cette capacité d'observation
anticipative puise sa pertinence dans la compréhension de ce qui se passe
aujourd'hui à l'aune de l'analyse du passé. Cette vision verticale des
phénomènes est aussi nécessaire que périlleuse car le monde n'a jamais changé
aussi vite et n'a jamais été aussi complexe dans l'ampleur de son appréhension.
Ce qui demande autant de courage que de modestie. Courage pour prendre les
risques d'imaginer et de se projeter, modestie parce que rien n'est prédictif
et qu'on ne compte plus les erreurs de la prospective... Qui a au moins eu le
mérite de nous faire rêver et d'inventer des pans du futur. Si "vision" il y a,
la prospective n'est pas pour autant de la prévision ou de la voyance. Pas de
certitudes donc, une intuition et de l'imagination certes, mais balisées par
une batterie d'analyses bien fondées. Ajoutons à la sémantique de "voir" la
notion de "naissance" - voir le jour -, comme autant de créativité pour ouvrir
le champ du futur. La prospective couple donc les figures de l'espace et du
temps dans une vision à la fois transversale (tendances actuelles à
l'international) et longitudinale (enseignements du passé et du présent pour
mieux préempter le futur). Pourquoi les entreprises font-elles appel, et de
plus en plus, à l'outil prospectif ? Les raisons sont à la fois endogènes et
exogènes. L'environnement concurrentiel oblige à être proche des attentes et
besoins des consommateurs volatiles, tout en maintenant des exigences de plus
en plus fortes. Il s'agit donc d'être à la fois au plus près de leurs désirs,
mais aussi de les précéder et de créer des innovations de rupture qui feront
trace. Dans ce contexte, les erreurs coûteraient cher aux entreprises, à la
fois financièrement et en valeur d'image, et se prémunir d'un outil "lecteur"
des tendances à venir peut à la fois rassurer et ouvrir des perspectives
créatives en interne.
La prospective n'est qu'un outil
Mais, si l'innovation en tant que telle est devenue
incontournable, elle porte un paradoxe qu'à la fois les cabinets d'études
spécialisés et les responsables de développement ont détecté et parfois
dénoncent. Créer, innover, comporte des risques parce qu'il y a pari sur
l'avenir, et personne ne peut garantir de la pertinence des choix stratégiques
de l'entreprise avant que les consommateurs ne les valident. De plus,
l'innovation - la vraie, l'innovation de rupture - ne peut exister sans
l'adhésion et la volonté profonde des acteurs de l'entreprise, notamment les
directions générales et les services marketing, et une temporalité longue et
engageante. Or, les responsables marketing jouent souvent la carte du court
terme avec une volonté affichée de faire trace en raison du turn-over
structurel de leur métier. Ces décalages peuvent gêner les éléments moteurs
dans le processus d'innovation, quand celui-ci n'est en phase ni avec le
marketing ni avec les directions générales, auxquelles il manque parfois le
courage du projet et le désir d'innovation. La prospective est un moyen au
service d'une vision fondatrice de l'entreprise. Mais la tentation peut être
forte de l'utiliser à la place de cette vision, au risque de s'aligner aux
sirènes de la "tendance" et d'aboutir à l'inverse du résultat recherché,
l'uniformisation. La "mission prospective" pose donc aussi la question de nos
interlocuteurs dans l'entreprise, pour que les réflexions et apports créatifs
et stratégiques soient en phase avec le projet de l'entreprise et un vecteur
positif de communication interne. Les motivations de faire appel à la
prospective ne manquent pas car les entreprises ont compris que s'il fallait
vendre - et bien - un produit, il s'agissait de promouvoir son "écosystème de
valeurs", auxquelles les consommateurs voudront bien s'identifier pour y
trouver leurs propres raisons d'acheter. Le consommateur d'ailleurs ne pourra
pas faire autrement que d'être "dans le coup" et "dans la tendance", valeurs en
soi prônées par le culte actuel du paraître. L'enjeu de la prospective,
notamment dans les produits de consommation courante, est complexe : ouvrir
l'imaginaire et donner du futur, tout en l'adaptant au projet de l'entreprise
et en restant "ouvert" à toute donnée pouvant infléchir les tendances
d'innovation pressenties. Il faut donc à la fois croire et relativiser, ce qui
n'est pas une mince affaire. »