Recherche

La pauvreté ne connaît pas la crise

Crise. La pauvreté s'accroît. Comment répondre à cette demande de low cost? Sans cynisme et avec respect. Un marketing de crise devenu structurel.

Publié par le
Lecture
29 min
  • Imprimer

Chômeur de l'année», c'est la dernière initiative de Benetton, toujours soucieuse de marquer les espritswww.unhate.benetton.com: un concours destiné aux chômeurs âgés de 18 à 30 ans, soit 75 millions de jeunes dans le monde. L'échec, le désarroi comme terreau marketing? Les temps changent. Le véritable électrochoc a eu lieu le 27 août dernier. Jan Zijderveld, président d'Unilever Europe, lâche dans une interview au Financial Times Deutschand: «Si un Espagnol ne dépense plus en moyenne que 17 euros quand il fait ses courses, je ne vais pas lui proposer un paquet de lessive qui coûte la moitié de son budget. La pauvreté revient en Europe » Des produits jusqu'alors réservés aux marchés émergents intéressent aujourd'hui les pays dits «riches». Une forme d'importation du marketing de la pauvreté. «En Indonésie, on continue à gagner de l'argent avec des shampoings individuels à deux ou trois centimes pièce », poursuit le patron d'Unilever. En Espagne, une lessive conditionnée pour cinq lavages a vu le jour. Baptisé Surf, ce nouveau produit permet aux ménages de fractionner le budget. Il occupe aussi moins de place dans des logements devenus trop exigus. De même, en Grèce, la mayonnaise s'achète en dosette...

De fait, «la pauvreté continue de progresser, confirme l'InseeInsee: «Les niveaux de vie en 2010», septembre 2012.. Elle concerne 8,6 millions de personnes en 2010, soit 14,1 % de la population. Le seuil de pauvreté est en France de 964 euros par mois. Les inactifs sont les plus touchés: les retraités (11 % de l'accroissement du nombre de personnes pauvres) , les adultes inactifs autres que les étudiants et retraités (16 %), mais surtout les enfants (63 %).» Parmi les principaux facteurs de bascule, « la monoparentalité, le revenu minimum vieillesse, la hausse du nombre d'étudiants ou de jeunes adultes en quête d'emploi, le coût du logement et le chômage », analyse Jean Fontanieu, secrétaire général de la Fédération de l'Entraide Protestante, un organisme caritatif. «Les problèmes sont croissants, les publics de plus en plus diversifiés et les associations caritatives ne savent plus comment faire», observe Olivia Verger-Lisicki, responsable business inclusif d ' IMS-Entreprendre pour la Cité. Signe des temps, 27 % des Français ont dû renoncer à se faire soigner en 201 1, selon le Baromètre Santé d'Europ Assistance. Et lorsqu'une population ne se soigne pas, elle a aussi du mal à se nourrir: d'après le baromètre SofinscopeSofinscope est le baromètre de Sofinco (Crédit Agricole). Il sonde les habitudes de consommation des Français (1 044 personnes). Octobre 2012., 26 % des Français déclarent restreindre leurs dépenses alimentaires. Olivier Berthe, président des Restaurants du Coeur, s'inquiète: «Inutile de prétendre que l'on veut réduire la pauvreté en Europe si on laisse se briser l 'aide alimentaire. Les opinions publiques jugent désormais les politiques sur la vérité et la cohérence de leurs décisions, plus que sur leur discours. »

Cette paupérisation galopante a engendré de nouveaux marchés. Vincent Mignot, le patron d'Auchan France, s'est dit, dans Latribune.fr (le 30 août), «enchanté» du discours de Jan Zijderfeld sur la pauvreté: «J'encourage les industriels à avoir cette démarche sur le petit conditionnement. Nous vendons des yaourts à l'unité. » Leclerc réfléchirait aussi à des conditionnements encore plus basiques. Faut-il vraiment s'en réjouir? Le marketing n'est pas là pour faire le bien mais pour vendre... coûte que coûte. Tous les secteurs sont concernés. Aujourd'hui, pas un secteur qui ne propose sa version en prix mini. Téléphonie mobile, banque-assurances, automobile, lunetterie, bricolage, énergie... Freemobile a bien répondu à un besoin. Dernièrement, Carrefour a lancé une offre mobile à moins de 5 euros par mois. La SNCF aussi va lancer, en 2013, son offre «TGV Eco», avec des billets à moins de 25 euros (une classe unique, au départ de gares dites «secondaires»). Elle prévoit d'en vendre 1 million par an, exclusivement sur Internet.

Air Food Projet, une campagne choc signée Havas Paris, pour sauver le Plan d'Aide Alimentaire Européen (PEAD), menacé de disparaître fin 2013. Dans un an, 18 millions d'Européens pourraient faire «semblant de manger».

@ Crédits : Havas Paris

Air Food Projet, une campagne choc signée Havas Paris, pour sauver le Plan d'Aide Alimentaire Européen (PEAD), menacé de disparaître fin 2013. Dans un an, 18 millions d'Européens pourraient faire «semblant de manger».

Jan Zijderveld (Unilever Europe) : « En Indonésie, on continue à gagner de l'argent avec des shampoings individuels. »

@ Crédits : Havas Paris

Jan Zijderveld (Unilever Europe) : « En Indonésie, on continue à gagner de l'argent avec des shampoings individuels. »

Problèmes récurrents

La cherté du logement reste l'une des premières causes de paupérisation de la consommation. «Certains salariés payés au Smic, travaillant à temps partiel ou en CDD n'ont plus les moyens de se loger. Une partie d'entre eux se chauffe dix jours par an», observe Jean Fontanieu, de l'Entraide protestante. L'alimentation figure parmi les postes budgétaires sacrifiés. Pascale Hébel, directrice du département consommation du Crédoc, confirme: «Entre 2007 et 201 0, on note une baisse de la diversité alimentaire et de la consommation de viande rouge et de fruits et légumes chez les enfants, tandis que celle des féculents progresse. » Les familles préfèrent grignoter plutôt que de préparer des repas. Les industriels de l'agroalimentaire sont très présents sur ce segment, avec des portionnables et des prêts-à-consommer en constante évolution. Le Crédoc observe aussi un arrêt du transfert du savoir-faire culinaire, au détriment de la santé. «Les épiceries solidaires et certaines municipalités organisent ainsi des ateliers de cuisine pour les populations les plus modestes», note Pascale Hébel (Crédoc). En ligne de mire, différentes pathologies, au rang desquelles le diabète et l'obésité, qui touchent particulièrement ces catégories sociales.

Valérie Planchez (Saatchi & Saatchi Duke): « La consommation ne procure aucun plaisir et reste un moment d'angoisse. »

Valérie Planchez (Saatchi & Saatchi Duke): « La consommation ne procure aucun plaisir et reste un moment d'angoisse. »

« Certains préjugés marketing sont battus en brèche »

Interview... Valérie Planchez, directrice des stratégies chez Saatchi & Saatchi Duke


Marketing Magazine: La paupérisation de la population s'accroît. Vous étudiez depuis longtemps ce phénomène. Quels sont vos principaux constats?
Valérie Planchez: D'une façon générale, on observe un sentiment de pessimisme et de frustration important chez les Français. Selon le Crédoc, nous sommes 71 % à être pessimistes quant à notre avenir et encore plus pour nos enfants. Or, en réalité, ce déclassement touche réellement 25 % des Français. En ce qui concerne les quelque 14 % de personnes situées en dessous du seuil de pauvreté, on note trois restrictions majeures. En matière de chauffage, il faut savoir que 4 millions de foyers souffrent de précarité énergétique. Dans le domaine alimentaire, la viande est supprimée des menus. Enfin, ces populations ne partent pas en vacances. Et le taux de dépenses préengagées - logement, chauffage, électricité, alimentation et transports - augmente. Autrement dit, cette population rogne sur l'essentiel. Il n'y a pas de place pour l'imprévu, l'épargne, et encore moins la voiture. La consommation ne procure aucun plaisir et reste même un moment d'angoisse.


Sur un plan marketing, comment faut-il parler à cette population?
Les personnes les plus modestes sont attachées au respect qu'on peut leur témoigner. Elles souhaiteront, par exemple, que l'on valorise les premiers prix. La tentation marketing sera de montrer que ce n'est pas cher. Mais cette population ne l'entend pas ainsi. Elle ne veut pas être étiquetée pauvre. Certains préjugés marketing sont ainsi battus en brèche. Il convient aussi de ne pas perdre de vue des évidences, comme l'absence de place dans les logements pour stocker les produits. Or les promotions sont souvent fondées sur les lots. Nos études démontrent aussi que les plus pauvres ont toujours envie de s'acheter des marques. C'est un paradoxe mais le marketing doit en tenir compte. Il en va de même pour le Net, car 50 % des Français les moins riches n'y ont pas accès. Ce qui signifie que ces populations ne peuvent bénéficier des bons plans de la Toile. Néanmoins, ces personnes, dans le cadre d'une économie durable, pourront inspirer de nouvelles pratiques de consommation. Notre monde de gabegie et de jetable pourrait atteindre ses limites. Un exemple, les échoppes de recyclage et de réparation des produits, tenues par des immigrés à New York, fonctionnent bien.
Des modèles naissent dans ces populations à bas revenus avec parfois un retour à des pratiques anciennes, telles le troc. Nous nous situons dans un modèle économique en fin de course. Le capitalisme a reposé, avec succès, sur une consommation de masse. Aujourd'hui, il faut penser différemment.

Pascale Hébel (Crédoc): « Certaines municipalités organisent des ateliers de cuisine pour les plus modestes. »

Pascale Hébel (Crédoc): « Certaines municipalités organisent des ateliers de cuisine pour les plus modestes. »

Adapter le marketing

A la tête de Market Value, filiale de Team Créatif, Philippe de Mareilhac confirme l'émergence d'un nouveau segment de consommation: «Les chaînes de magasins nous demandent de plus en plus de tenir compte de la paupérisation dans les concepts que nous leur proposons, explique-t-il. Elles veulent traiter ces clients avec respect et répondre à leur besoin de prix bas. Les chaînes de hard discount, notamment, recherchent des concepts qui leur permettent de baisser leurs coûts mais qui, dans un même temps, assurent un environnement convivial, afin que le client ne se sente pas déclassé. » Face à la paupérisation et la baisse du pouvoir d'achat, fabricants et distributeurs réfléchissent, en effet, à l'adaptation de leur offre en termes de prix et de format. Chez Auchan, on envisage d'élargir la vente en vrac à d'autres produits que l'alimentaire, tels que les produits d'hygiène et ménagers. «Il faut penser à adapter le marketing. Les grands groupes ont compris qu'ils arrivaient à leurs limites quand il s''gissait de comprendre ces personnes», estime Olivia Verger-Lisicki. IMS Entreprendre pour la Cité a donc mis en place, en 2011, des groupes de travail pour mieux comprendre cette clientèle mal servie. Entreprises et associations s y retrouvent pour étudier ces populations, d'ailleurs invitées à exprimer leurs attentes. «Le marketing peut faire quelque chose, confirme Patrice Duchemin, sociologue de la consommation. Même si je trouve qu'il y a un côté cynique dans le fait de rapprocher marketing et pauvres. Néanmoins, on peut imaginer une consommation forfaitisée, à l'instar de la téléphonie mobile et de ses forfaits à 10 euros. Il s 'agit également de ne pas présenter les produits comme étiquetés pour les pauvres. Mais plutôt comme essentiels, malins et dépouillés du superflu. Attention à ne pas tomber dans le produit punitif. Il faut respecter un subtil équilibre entre dépense réduite et plaisir. » Le sociologue estime qu'il faut instaurer une vision dynamique et valorisante autour de ces populations, en réfléchissant à ce qu'elles peuvent nous apporter et à leur intégration dans la société.

Pauvreté: les classes moyennes aussi

Les dernières conclusions de l'enquête qualitative menée par le laboratoire d'études Free ThinkingPublicis Consultants auprès de plus de 170 Français de classes moyennes laissent apparaître une réalité quelque peu déprimante au sein d'une société de consommation en train de muter. « Ces membres des classes moyennes s'installent dans une société de la gêne. Une gêne qui devient une habitude. Cela confirme ce que nous avions déjà pressenti, il y a cinq ans, lors de notre première étude » observe Véronique Langlois, dg associée et cofondatrice de Free Thinking avec Xavier Charpentier. Des Français auparavant remontés, aujourd'hui résignés à s'habituer aux restrictions et à la recherche institutionnalisée de bons plans. Bref, à changer de culture vis-à-vis de la consommation en adoptant de nouveaux référentiels (débrouille, revente, troc...). Une consommation de négociation, d'arbitrage et particulièrement sensible aux promotions. Une attitude que Free Thinking baptise «RGPB», en clair: «Révision générale des politiques budgétaires». D'où la volonté de «réduire le champ du désir» quant aux marques. « Le rapport au plaisir de consommer s'est assagi. Il prend son temps », précise l'étude. Une consommation soucieuse, par ailleurs, que les marques soient respectueuses de leurs salariés. Une véritable mutation.

Philippe de Mareilhac (Market Value) : « Les chaînes de magasins nous demandent de plus en plus de tenir compte de la paupérisation.»

Philippe de Mareilhac (Market Value) : « Les chaînes de magasins nous demandent de plus en plus de tenir compte de la paupérisation.»

En attente de solutions

Ces populations, en pleine détresse psychique, morale et matérielle, ont plus que jamais besoin d'être accompagnées. Pour se soigner, se nourrir, gérer l'administratif ou trouver un travail. Les associations caritatives mettent ainsi en place la domiciliation. Depuis 2011, la Fondation Abbé Pierre met à la disposition des SDF la BASE, une bagagerie électronique sécurisée, soit un coffre-fort numérique pour entreposer documents personnels et administratifs. Ce sont aussi les épiceries solidaires et sociales, qui proposent en libre-service des produits de consommation courante de 10 à 30 % moins chers que la normaleANDES.: Association nationale de développement des épiceries solidaires.. «Le principe des épiceries solidaires est de lutter contre l'exclusion sans favoriser l'assistanat, de respecter la liberté des personnes et de promouvoir leur insertion durable. Donner à choisir, c'est permettre d'être», explique l'ANDES. En 2011, on comptait quelque 230 épiceries solidaires et 120000 bénéficiaires. «Reconnaître aux populations pauvres le statut de consommateur ou d'emprunteur et non d'assisté est une marque de dignité et un facteur d'estime de soi», estime l'Observatoire BoP(Base of the Pyramid). «La technologie adaptée aux SDF, comme les coffres-forts de la Fondation Abbé Pierre, peut constituer un facteur d'intégration. La pauvreté ne relève pas uniquement du registre financier. Il n'y a pas que le prix qui compte. Il ne faudrait pas être pauvre à double titre!», conclut Patrice Duchemin.

Marie Lejeune-Piat

S'abonner
au magazine
Se connecter
Retour haut de page