La nostalgie ne se cache plus
Phénomène récurrent en marketing, l'utilisation de la nostalgie s'est intensifiée depuis une dizaine d'années. Alimentaire, automobile, art de vivre, cosmétologie..., de nombreux secteurs veulent séduire un consommateur soucieux de qualité, d'authenticité, et sensible, particulièrement chez les 40-55 ans, aux évocations d'un passé souvent idéalisé. Présent d'un passé qui a de l'avenir.
Je m'abonne
le réveil sonne, 6 h 45. Paul, 42 ans, s'extirpe de ses draps façon "toile
à matelas" dénichés chez Résonances. Il se traîne jusqu'à sa cuisine, remplit
son Bodum de café Tradition et se prépare un grand bol de céréales Héritage.
Dans la salle de bains, il manque de glisser sur la crème Nivea dans son
éternelle boîte bleue. Pour démarrer du bon pied, après un rasage minutieux, il
se frictionne avec l'authentique eau de Cologne 4711. Fin prêt, il attrape les
clefs de sa PT Cruiser, posées sur une table basse chinée à la brocante, et
claque la porte de son appartement.
PT Cruiser
: quand Chrysler construit une automobile construit une
automobile à destination des nouveaux "bobos"
Une nouvelle journée commence ! A l'image de ce quadra, vivre au XXIe siècle ne
ressemble guère à ce que les feuilletons des années 80 prédisaient du troisième
millénaire : métal et minimalisme fonctionnel à tous les étages, couleurs
froides, uniformité, voitures et machines toujours plus novatrices, le tout au
service d'un homme résolument tourné vers l'avenir. La réalité est plus
complexe et nuancée. Comme Paul, les Français apprécient la modernité ambiante,
mais aussi une certaine réminiscence, et aiment particulièrement le mariage
réussi des deux.
Idéalisation du passé
Côté
marketing, on constate une propension croissante au "revival", à l'utilisation
de la nostalgie comme "outil" dans beaucoup de stratégies de marques. Des
produits dits "à mémoire", racontant une histoire, ont fait leur apparition au
début des années 90, à grand renfort de slogans prometteurs, "Pour que vivent
la tradition et les sensations", "Des produits porteurs de l'histoire des gens
qui la fabriquent", et de noms évocateurs "Grand-Mère", "Reflets de France",
"Mamie Nova" ou "Résonances". « A l'origine notion médicale (du grec nostos, le
retour, et de algos, la douleur), la nostalgie traduisait le mal du pays
constaté chez les militaires dès le XIXe siècle. Réinterprétée ultérieurement
par des psychologues et des sociologues, son acception a évolué d'une
pathologie vers une réaction affective douce-amère, éprouvée par un individu
lorsqu'un stimulus a pour effet de le transposer dans un passé idéalisé »,
explique Philippe Robert-Demontrond, Professeur des Universités et membre du
CREREG (Centre de Recherche Rennais en Economie et Gestion). Les "c'était mieux
avant..." et autres "de mon temps..." traduisent soit un souvenir heureux
(nostalgie positive), soit un regret de ne pouvoir revivre une époque
(nostalgie négative). Cette dernière devant être utilisée avec modération sous
peine de faire fuir le consommateur. Le nostalgique type serait un enfant du
baby-boom (40-55 ans), ayant eu une jeunesse agréable pendant les trente
glorieuses et d'un niveau social plutôt élevé. « Pour cette génération, qui a
connu la prospérité à l'âge où tout est possible, la vie devait être un long
fleuve tranquille. Face au "bordel ambiant", ces adultes se retournent vers des
choses rassurantes datant de leur adolescence On parle d'ailleurs d'adulescence
», analyse Jean-Luc Excousseau, sémiologue, auteur de La Mosaïque des
générations, aux Editions d'Organisation. Quatre facteurs contextuels
permettent d'expliquer, selon Philippe Robert-Demontrond, l'importance
grandissante du sentiment nostalgique depuis une dizaine d'années chez les
40-55 ans : « Tout d'abord, le contexte économique a engendré des frustrations.
Mécontent, le consommateur aime à se rappeler des jours plus fastes que l'on
peut résumer par cette maxime : "La nostalgie est l'aptitude à se souvenir des
prix d'hier en oubliant les salaires d'hier". Ensuite, la génération la plus
nostalgique est celle des baby-boomers qui constituent le gros des CSP +. Par
ailleurs, la fin de siècle récente jumelée à une fin de millénaire sont
propices à une rassurance par la nostalgie. Enfin, l'individualisation forcenée
des sociétés occidentales provoque une crise identitaire donc un besoin accru
de repères. »
Stratégie de marques
Cette conjoncture a
favorisé intuitivement l'émergence d'une tendance forte : le marketing de la
mémoire. De nombreuses marques ont su l'utiliser comme stratégie, de leur nom
au packaging en passant par la publicité. Exemple au long cours, Bonne Maman et
son identité visuelle forte et évocatrice, écriture d'"écolier", motif
"torchon", pérennise et décline depuis deux ans, avec sa nouvelle gamme de
biscuits, sa bonne vieille recette de confitures. « A la différence des marques
ombrelle, nous avons souhaité utiliser notre expertise reconnue des fruits,
pour séduire une cible de jeunes ménagères ayant connu dans leur enfance notre
confiture », explique François Roche-Bauard, directeur général de Morina Baie
Distribution, Bonne maman.
Katia Brassoloff (Geyer)
: "La limonade avait une image désuète ; le
flaconnage en verre et la bouchon mécanique ont permis d'en faire un produit
haut de gamme".
Autre secteur, mais même capitalisation du savoir-faire et de la tradition pour
la fameuse poudre T. LeClerc. Identifiable au premier coup d'oeil grâce à son
boîtier en aluminium brossé. Ici, la marque joue sur la longévité de son
produit (1881), « gage de qualité dans l'inconscient du consommateur »,
rappelle Jean-Luc Excousseau. « C'est notre marque de fabrique, souligne
Jean-Claude Brami, P-dg des Laboratoires Brami. Le packaging ancien n'influence
en rien la qualité du produit mais rassure en évoquant le sérieux de la
pharmacie. » Toute la gamme des cosmétiques T. LeClerc, actuelle et à venir,
reprend d'ailleurs le même matériau frappé du nom et de l'année de création de
la marque. En matière de PLV, le choix a été simple : modeler le présentoir en
forme de poudrier géant. A l'instar de L'Artisan Parfumeur, certaines marques
ont préféré miser sur la nostalgie à des fins tactiques. Il s'agit alors de
faire appel à ce thème ponctuellement ou durablement. Ainsi, on joue sur les
registres visuel (un nom évocateur) et olfactif, comme ce coffret de parfums
d'ambiance lancé pour Noël 1995, toujours réédité depuis, et baptisé "Je me
souviens". A l'intérieur, la promesse de retrouver la tendresse d'un "baiser du
soir", les rires des "grandes vacances", ou l'émotion de "la rentrée"... Très
souvent usité en marketing (odeur de pain au rayon boulangerie, de sciure au
rayon menuiserie...), l'odorat serait, selon Freud, le sens ayant le plus fort
impact sur l'émotion. Ce qu'a parfaitement traduit Marina Marinof, jeune
créatrice, dans son parfum "C'est rien que du bonheur", vendu par le Club des
créateurs de beauté. « Pour le jus, j'ai voulu mélanger des odeurs de fruits
rouges, sur une base de parquet ciré qui grince. Pour le flacon, j'ai choisi
une poupée matriochka, car je suis touchée par sa symbolique m'évoquant ma
grand-mère russe. » D'autres marques, comme Chrysler souscrivent à la tendance
du rétrodesign, et font du neuf avec du vieux. Si Volkswagen a choisi la
réédition avec sa New Beetle comme BMW avec la nouvelle Mini, la démarche de
Chrysler a été l'inspiration : proposer une voiture originale, la PT Cruiser,
héritière des fourgonnettes et pick-up américains des années 50. Positionnée
actuellement comme un achat coup de coeur (jusqu'à six mois d'attente !), en
second véhicule, Chrysler entend bien se faire une place sur le marché des
premières voitures avec le lancement, en mars 2002, de la version diesel. Le
constructeur américain, qui a déjà écoulé quelque 1 500 véhicules en 2000,
prévoit de doubler ses ventes cette année. Autre exemple très récent, les
nouvelles céréales Héritage de Nestlé. Là, le concept est clair, et tient déjà
dans le nom et le slogan : "Le goût du passé remis au goût du jour". Une
recette jouant sur la nostalgie des produits naturels et simples, qui devra
attendre les premiers résultats en 2002, pour savoir si elle est bonne.
Tendance "revival"
Une troisième approche consiste pour
une enseigne ou une marque à utiliser la rétro innovation comme argument
principal. Pouvant se conjuguer à la démarche stratégique décrite précédemment,
il s'agit ici de faire revivre un produit ou toute une gamme de produits ayant
disparu du marché ou dont la commercialisation était anecdotique. Les boutiques
Résonances (lire encadré), qui ont vu le jour en 2000, en sont une parfaite
illustration. Elles proposent une série d'objets pour la maison et le
bien-être, avec comme credo la rareté et la qualité liées à la pérennité. C'est
également le cas d'Une journée en France, vépéciste et site de vente en ligne
(www.journee-france.com), déclinant l'art de vivre à la Française, qui
privilégie plus la mémoire que la nostalgie. « La nostalgie a une connotation
positive mais aussi péjorative, précise Marc Gignoux, son directeur général. Je
dirais que flotte dans l'air du temps un besoin de racines, de passé, de
s'ancrer dans des origines, pour redonner de la validité aux produits, face à
un monde de plus en plus virtuel, rapide et difficile. » Pour mener à bien
cette "mission" historico-culturelle, Une journée en France se fait fort de
référencer, dans son catalogue, plus de 700 produits originels, berlingots
nantais, espadrilles basques, verres de Biot... Pour donner plus de
crédibilité, un petit livret propose même l'historique parfois anecdotique de
produits, tels que la tapenade ou encore la girouette. Ces produits, selon Marc
Gignoux, attirent une clientèle assez transversale en âge, ayant connu ou non
les produits (voir encadré sur les différentes nostalgies), mais tous sensibles
à l'émotion qu'ils procurent. Symbolique également de cette tendance forte,
l'histoire de la limonade Lorina, fabriquée par les établissements Geyer,
relève de la success story. Alors qu'en 1995, l'une des dernières limonaderies
allait fermer ses portes, Jean-Pierre Barjon a un coup de coeur et des «
souvenirs d'enfance qui refont surface ». Résultat : l'entreprise sauvée, la
production relancée, le bouchon mécanique en porcelaine réinstauré, la carte de
l'authenticité jouée. Un positionnement haut de gamme (10 F la bouteille
minimum), gage de qualité, est adopté, et les grandes surfaces, telles
Carrefour et Auchan, conquises. « Nous souhaitons toucher les 35-60 ans,
commente Katia Brassoloff, responsable marketing, ceux qui l'ont connue ou ceux
qui sont nostalgiques de souvenirs évoqués.
La limonade Lorina
ou le goût de l'enfance retrouvée.
Ce que nous espérons, c'est que ces générations la feront découvrir aux
suivantes et qu'ainsi, ces dernières seront fidélisées. » Un désir de
continuité, mêlé à une stratégie d'ouverture aux marchés étrangers, déjà opérée
sur les Etats-Unis, très friands de nostalgie à la Française.
Des limites...
Comme tout argument marketing, il ne faut pas abuser
des bonnes choses. La nostalgie, dont le pendant négatif est le regret, ne doit
pas susciter chez le consommateur un sentiment de frustration. « Les
publicitaires peuvent utiliser la bonne nostalgie, mais doivent faire attention
à "la mauvaise", exacerber le réconfort sans évoquer l'impossibilité d'accéder
réellement à l'époque suggérée, prévient Gaëlle Boulbry, doctorante en
marketing au CREREG. La perception de la nostalgie a évolué et il y a parfois
confusion entre souffrir de ne plus vivre une situation et regretter de l'avoir
vécu. » Une autre erreur peut être de sombrer dans le passéisme, d'où
l'importance d'une parfaite adéquation avec le présent. Quand Bonux ressort son
fameux cadeau en 2000, il évite cet écueil en transformant le Yo-Yo d'antan en
une carte Pokemon. Par ailleurs, la légitimité du message nostalgique doit être
vérifiée. Ainsi, pour les nouvelles céréales Héritage de Nestlé, « la nostalgie
ne se porte pas sur les céréales soufflées, puisque la génération de la pub ne
les a pas connues, mais sur les composantes du produit, et leur vertus »,
explique Géraldine Barral, chef de groupe sur les céréales adultes et
adolescents. L'exercice se révèle périlleux car la marque veut se servir du
passé pour évoquer une qualité traditionnelle tout en voulant séduire un public
pour qui le bol de céréales n'était pas au menu du petit-déjeuner de son
enfance. Même si l'ampleur du phénomène nostalgique va croissant, le marketing
de la mémoire reste surtout une pratique faisant encore peu l'objet de
recherches.
... et de l'avenir
Qui permettraient, par
exemple, de mieux mesurer la propension à ce sentiment, et d'envisager son
avenir. « C'est un véritable eldorado, une Madeleine de Proust, pronostique
Jean-Luc Excousseau. Sur le plan économique, au regard des années de maturité
du ménage, qui se situent autour des 45 ans, on va être dans une phase
ascendante jusqu'en 2015. » Si d'aucuns parlent déjà de nostalgie chez les
25-35 ans, il s'agirait plutôt de régression (voir encadré). « Il faut avoir eu
une belle enfance pour en être nostalgique, or, avec la dégradation du tissu
social, et de la famille par exemple, cela est moins simple, fait remarquer
avec lucidité Gabriel Gauthier, directeur de la création de Young and Rubicam.
Par ailleurs, un type de Béziers n'a pas la même nostalgie qu'un type de
Strasbourg, alors qu'aujourd'hui, le jeune de Béziers comme de Strasbourg se
rappelleront de Casimir. Les signes liés aux quartiers seront remplacés par une
mémoire collective, à l'affectif moins présent. » La nostalgie, au-delà de la
consommation, se traduit dans un amour grandissant des Français pour la
généalogie, la brocante, à toutes les recherches sur les origines, quand le
désir d'humanité prend le dessus sur la modernité. Un besoin de se rassurer,
que les événements des mois passés ne devraient que renforcer.
Résonances : la mémoire s'invite à la maison
Pur concept nostalgique, créé en 2000, les boutiques Résonances (5 à ce jour en France) proposent aux jeunes urbains une large gamme de produits "à mémoire". A sa tête, trois têtes pensantes et bien inspirées, dont François Lemarchand, déjà fondateur de Pier Import et Nature et Découvertes. « Nous ne reproduisons pas le passé, avec le risque de tomber dans la parodie, précise Jean-Luc Colonna d'Istria, responsable marketing. Nous offrons simplement des produits qui ont une histoire, en réaction à la banalisation et mondialisation des marques. » On y trouve ainsi, dénichés et fabriqués du fin fond de la France, la chocolatière de sa grand-mère, le savon des cours d'école ou encore la lampe tempête de ses camps scout. Une traçabilité émotionnelle, qui a un prix, celui de la rareté.