La guerre des numéros
Depuis six mois, ils sont partout. A la télévision, sur les affiches, dans
la presse, parfois même sur votre boîte à pizza ou la piste de ski que vous
empruntez. “Ils” ce sont les “118 XYZ”, nom de code donné par l'Autorité de
régulation des télécommunications électroniques et des Postes (Arcep)pour
désigner les nouveaux numéros de renseignements téléphoniques. Pendant
soixante-cinq ans, c'était simple : il suffisait de composer le 12. Le marché
générait alors quelque 300 millions d'appels chaque année, pour autant d'euros
ou presque. Une sous-exploitation ? C'est en tout cas ce que semblent penser
les douze opérateurs qui se sont lancés dans cette guerre des renseignements
téléphoniques. Car si le nombre d'appels est en perte de vitesse avec un
chiffre d'affaires en baisse de 22 % entre 2001 et 2004, en raison notamment
des consultations sur le Net, les acteurs parient tout de même sur une
augmentation de la valeur du marché. Car les appels passés depuis les mobiles,
qui représentent aujourd'hui 50 % du marché, ne cessent d'augmenter en volume
comme en valeur. C'est donc sur les services à valeur ajoutée, encore très
faibles en France, que la plupart des opérateurs espèrent se renflouer et
atteindre des marges à deux chiffres, à l'image de ce que l'on observe pour
Telegate en Allemagne ou Le Numéro en Angleterre. Ainsi, « dans les marchés
matures, on estime que les services à valeur ajoutée peuvent atteindre 30 % du
marché en valeur », souligne Henri Tcheng, consultant spécialisé dans les
télécoms chez BearingPoint.
Toujours plus de services
L'objectif est alors clair : viser l'utilisateur en situation de mobilité pour lui fournir informations de proximité sur les commerçants, administrations ou lieux de sortie, plans et services de géolocalisation. Ainsi, Telegate (118 000), qui bénéficie d'une grande expérience à l'étranger, mise sur l'innovation avec la localisation du parking ou distributeur le plus proche, le transfert de plan à un correspondant ou la recherche de restaurants par type de cuisine. Chez PagesJaunes (118 008), la mobilité est également au centre des préoccupations avec la possibilité, entre autres, d'obtenir un itinéraire ou une photo. « Tout doit être fait pour faciliter la vie de l'utilisateur en situation de déplacement », explique Valérie Schwartz, directeur voix et services. Même chose chez France Télécom qui met en avant les services de géolocalisation du 118 712 ou chez Teledis (118 222), en cours d'acquisition par Le Numéro - qui s'autoproclame le numéro “des gens qui bougent” en fournissant les horaires et tarifs des transports. Le 118 218 du Numéro fournit également ce genre de services et axe ses efforts sur la constitution d'une base de donnée des numéros de portables, encore très réduite (de l'ordre de 1,3 %). Autre potentiel : les marchés de niches à l'instar du Service Universel (118 400) qui cible les touristes étrangers ou Le Numéro qui a déjà mis en service le 118 075 pour les Parisiens et n'exclut pas l'ouverture de services en langue corse ou en breton. En parallèle, d'autres ont acquis un 118 dans le but de proposer un service de plus à leurs clients. C'est le cas du 118 333 de NRJ Mobile ou du 118 001 d'Intra Call, une entreprise de centres d'appels qui gère notamment les services de renseignements pour plusieurs opérateurs. « C'est une vitrine de notre savoir-faire mais nous ne communiquons pas dessus et ne souhaitons pas concurrencer nos clients frontalement », explique Karine Susini, directrice de la communication. Iliad, maison mère de Free, a créé, elle, la surprise en révélant au dernier moment la mise en service de son 118 818, numéro de renseignement basique et partiellement gratuit. En tout, 24 numéros de renseignements sont aujourd'hui opérationnels. Et pourtant, début mars, seuls 15,6 % des appels avaient basculé vers les 118 XYZ, selon l'Arcep. Telegate revendiquait alors 20 millions d'appels, grâce à sa politique de partenariat avec Bouygues et SFR (dont il a repris les centres d'appels), quand Le Numéro en affichait 5,2 millions. Pour rester dans la bataille (car il n'en restera probablement que quatre ou cinq), les opérateurs se livrent donc une guerre sans merci sur le terrain de la communication.
Campagnes publicitaires pour les gros...
Avec un budget avoisinant les 80 millions d'euros de novembre à début mars, les campagnes des cinq premiers acteurs ont relevé du matraquage. « En novembre, un tunnel publicitaire sur trois était occupé par un acteur des renseignements téléphoniques », remarque Charles Tolorenzi, P-dg du 118 000. Une pression particulièrement élevée que l'on retrouve ce mois-ci et qui devrait encore durer quelques mois. Car, pour le moment, il s'agit essentiellement de s'assurer une notoriété. Et tous les concurrents ne sont pas logés à la même enseigne. Face aux acteurs français reconnus dans le domaine, Le Numéro et Telegate, respectivement leader en Angleterre et en Allemagne, ont dû imposer leur marque inconnue jusqu'alors. Grâce, sans doute, à leur expérience étrangère, ce sont ces deux opérateurs qui ont semblé mener la danse publicitaire en imposant un rythme effréné et une chorégraphie aux éléments imposés. Car, pour gagner le petit jeu de la mémorisation, tous ont suivi un schéma bien établi : personnification du numéro, musique entraînante, humour du plus kitsch au plus consensuel, le tout sous forme de saga pour tenir le consommateur en haleine. Lancée bien avant les autres, la campagne du 118 218, dont le budget frôle les 25 millions d'euros brut entre novembre et février (Yacast), reste sans doute la plus emblématique (cf. encadré). « Pour que notre numéro soit le plus mémorisé nous avons décidé de prendre les valeurs de bien-être et de positivisme de l'univers de la gym tonique avec cette musique très forte, connue de tous mais encore jamais utilisée en pub », souligne Laurent Foisset, directeur marketing. Cet acteur parti de zéro a réussi à créer un véritable territoire de marque et à acquérir une notoriété spontanée de 55 %, jouant à armes égales avec feu le 12. Mais les autres challengers ne sont pas en reste. Si les chiffres demeurent tabous, chez Telegate, le directeur marketing, Martin Mutel, avoue qu'une « grosse partie du budget est allouée à la communication (environ 15 millions d'euros à fin février, selon Yacast), pour l'essentiel en mass media, car la problématique principale est d'imposer notre numéro ». Un numéro particulièrement mémorisable (118 000) qui joue le rôle de personnage emblématique grâce à une campagne graphique très originale. La musique, elle, change au gré des spots en reprenant les thèmes traditionnels des communautés évoquées, comme la Bretagne ou le Sud-Ouest. Car, pour développer la consommation de ses services de proximité, Telegate a choisi de faire le tour des régions de France. « C'est une manière d'installer une connivence avec les Français, explique Martin Mutel. Cela n'est pas perçu comme du régionalisme mais plutôt comme un clin d'œil sympathique. » Contrairement à la plupart de ses concurrents, Telegate a aussi choisi de communiquer très tôt sur les services proposés par son numéro. A côté de ces deux experts au budget particulièrement élevé, les opérateurs français ont dû s'aligner pour pouvoir espérer capitaliser sur leur notoriété. C'est le cas de l'opérateur historique France Télécom qui doit, aujourd'hui, relancer ses services avec le 118 712. Un numéro choisi « en référence au 712 d'Orange et au 12 pour montrer la continuité et favoriser la mémorisation », explique Fabrice André, directeur marketing ventes et services. Et qui est, désormais, au cœur de la stratégie de FT. Si au départ, la communication de la marque (14,7 millions d'euros fin février, Yacast) passait plutôt par une recherche d'émotion, elle s'est vite réorientée « insistant sur la composition même du numéro », souligne Fabrice André. S'en est suivi une campagne hors-médias avec un jeu-concours permettant de gagner la somme du numéro en euros et un site internet humoristique avec toute une série de faux moyens mnémotechniques. Quant à PagesJaunes, qui entend bien profiter du gage de sérieux de ses annuaires papier et électronique, utilisés par près de 80 % de la population française, elle entend truster 25 à 30 % du marché. La marque a affiné sa stratégie marketing au fil des mois jusqu'à devenir omniprésente en avril, période capitale. En reprenant les personnages des “runners”, PagesJaunes a d'abord voulu « favoriser l'attribution du 118 008 à la marque », explique Gérard Lepneveu, responsable publicité et promotion. Ce n'est que dans un deuxième temps que la fonction même du numéro a été développée grâce à la mamie un peu folledingue. « Le duo qu'elle forme avec les runners permet de faire le lien entre les générations », souligne-t-il.
... et les petits budgets
C'est dans cette ligne qu'a été créée cette saga à l'humour parfois un peu coquin mais surtout très consensuel, et que l'air de Carmen, grand classique très populaire, a été repris dans son dernier spot de publicité. Une saga déclinée sur tous les supports pour un investissement de 20 millions à fin février (Yacast): en télé avec ses spots mais aussi ses parrainages d'émission, sur Internet avec une campagne virale qui a été jusqu'à débaptiser un village du Cantal, “Douze” en “118 000”, et en hors-médias avec une présence sur les rames de métro autant que dans les stades et grandes manifestations (concert des Rolling Stones, Marathon de Paris, etc.). Parti en même temps que ses concurrents, Allô Bottin a, lui, relâché la pression pendant quelques mois avant de reprendre la parole à l'approche du 3 avril. « L'important était d'être présent ce mois-ci, explique le P-dg Michel Mani. Car on peut faire le parallèle avec l'euro ; tous les Français ont attendu le dernier moment pour arrêter de payer en francs… » Pour capter les utilisateurs, donc, le 118 007 n'a pas fait appel à James Bond, beaucoup trop cher et compliqué, mais à Michel Leeb, censé faire “l'unanimité de la France entière, de 7 à 77 ans”. Avec un budget beaucoup moins important que ses concurrents : 6 millions disponibles pour l'ensemble de la campagne. D'autres ont des budgets encore plus resserrés et doivent chercher d'autres voies de communication pour toucher leur cible. « On ne va pas se battre sur le marché de la communication abrutissante mais dans la cour des petits challengers qui ont beaucoup d'idées », affirme le P-dg du Service Universel, Michel Baujard. Avec 30 000 euros pour commencer, pas question en effet de viser les tunnels du prime-time mais beaucoup de RP, de publicité dans les quotidiens gratuits et régionaux ainsi que des passages dans les émissions de télévisions étrangères pour sensibiliser les touristes. Au final, difficile de dire à qui reviendra la victoire. Ceux qui pensent avoir gagné la bataille de la notoriété devront redoubler d'efforts pour gagner celle de la qualité. Car chacun des acteurs a beau afficher des taux de satisfaction excellents frôlant tous les 100 % et l'Arcep vanter la qualité des nouveaux services par rapport aux anciens numéros, les associations de consommateurs dénoncent régulièrement une insuffisance de résultats pour les services de proximité. Et c'est au prix d'un service irréprochable que se gagnera, in fine, la guerre des renseignements.
Chronologie d'une libéralisation annoncée
La bataille des renseignements a débuté il y a six ans. A l'époque, le marché s'ouvre à la concurrence mais en douceur. Les différents acteurs, comme les opérateurs de téléphonie mobile et les autres comme Scoot ou l'Annuaire Universel, se voient attribuer un numéro court à trois ou quatre chiffres. Pas de quoi remettre en cause l'hégémonie du 12 qui reste en service et continue alors de truster 75 % des parts de marché (99 % à partir des fixes). Il faut attendre 2004 pour que le Conseil d'Etat enjoigne l'autorité de régulation, l'Arcep (ex-ART), à
définir un nouveau format
de numérotation unique, les fameux 118 XYZ. Le 13 juin 2005, vingt-sept opérateurs participent à un tirage au sort pour déterminer les numéros, dont le prix de location est fixé à 40 000 euros
par an. La libéralisation du secteur devient effective le 2 novembre.
Le 3 avril, seuls les numéros commençant par 118 sont
opérationnels, douze acteurs
sont finalement sur les rangs.
« Vendre la qualité sans que les gens aient mémorisé le numéro, c'est perdre son temps ». Pub Xavier Real Del Sarte, le directeur général de l'agence V (DDB) décode la stratégie publicitaire du 118 218.
MM : Comment avez-vous abordé cette campagne ?
Xavier Real Del Sarte : En Angleterre, la société a obtenu le 118 118, en Italie le 892 892. Chaque fois, elle a choisi deux chiffres assez proches pour être incarnés par des personnages jumeaux ou cousins. Pour la campagne française, nous nous sommes inspirés de Véronique et Davina et de la gym tonique, tout cet univers des années 80 qui demandait juste à être ranimé et qui correspond totalement à notre cible des 25/40 ans. D'ailleurs, même les plus jeunes se sont approprié les codes du 118 218. La mayonnaise a tellement bien pris que l'on reçoit, chaque jour, une photo ou un film sur le 118 218 réalisés par des amateurs… Des envois que l'on a canalisés avec un jeu-concours sur Internet. Et lors du dernier mardi gras, j'ai même vu des enfants déguisés en 118 218 !
MM : Depuis novembre, le 118 218 est omniprésent et pas seulement dans les médias…
X R. d S : Il y a une très forte volonté de popularité et de complicité avec les gens. Dès le début, nous avons joué l'audace en lançant le teaser toutouyoutou trois semaines avant l'ouverture officielle du marché. Les gens se demandaient qui se cachait derrière ces deux personnages. Cela a généré un trafic d'un million de visiteurs sur le site ! La culture du Numéro est aussi d'investir la rue. A chaque fois, nous essayons de récupérer l'événement sur le terrain. Nous avons commencé par une campagne Abribus avec dix équipes “118 218” qui faisaient semblant de taguer le “12” des affiches. Puis, pendant les vacances d'hiver, nous sommes allés sur les pistes en initiant les gens aux “skirf”.
MM : Ne craignez-vous pas un effet de saturation ?
X R. d S : La politique menée est d'être le numéro le plus mémorisé et le plus sympathique. Il y a certes un risque à imposer un numéro de façon très mécanique mais nous gérons la lassitude en créant de la diversité et de la surprise. Cela passe par une saga où l'on se demande ce qui va arriver aux personnages et un rythme soutenu, de l'ordre de 17 spots différents en six mois. Pour l'instant, on insiste sur la notoriété du numéro. A terme, on pourra peut-être venir à des communications plus consistantes sur le contenu. Mais vendre la qualité d'un service sans que les gens aient mémorisé le numéro, c'est perdre son temps.