La grande quête du sens
Dans une société moderne fortement individualiste, matérialiste et rationnelle, les consommateurs sont à la recherche de sens. Et paradoxalement, les croyances perdurent. Tout ce qui a trait à la religion, à la spiritualité, au surnaturel connaît même un regain d'intérêt. Pour preuve, le succès des gris-gris, des porte-bonheur et des pèlerinages. Serait- on à l'aube d'un renouveau du religieux et du spirituel?
Je m'abonneLes Français sont 40% à avouer être non croyants ou athées, selon une enquête menée en juillet 2008 par Ipsos pour les services funéraires de la Ville de Paris. Et seuls 14% se disent pratiquants. Faut-il comprendre par là que notre siècle aurait sonné le glas de la religion? Pas si sûr. En effet, paradoxalement, 9 millions d'individus se sont rendus en pèlerinage à Lourdes en 2008 pour le 150e anniversaire des apparitions de la Vierge à Bernadette Soubirous. Une affluence record, comparée notamment aux 6 millions de pèlerins de l'année précédente. En juillet 2008, 223 000 jeunes, dont 4 500 Français, se sont rassemblés lors des Journées mondiales de la jeunesse organisées à Sydney. En septembre, environ 260 000 personnes ont assisté à la messe du pape sur l'esplanade des Invalides à Paris. Et en décembre dernier, plus de deux millions de musulmans se sont rendus en pèlerinage à La Mecque. Un record également.
Les Editions First ont su flairer le filon. Pourtant, en lançant La Bible pour Les Nuls en 2004, elles n'envisageaient pas un tel succès. «Nous avons déjà vendu 63 000 exemplaires, se réjouit Marie-Anne Jost, éditrice aux Editions First. Le pari de décrypter ce monument et de le mettre à la portée de tous ne semblait pas gagné d'avance, mais, force est de constater que notre lectorat n'a pas boudé son plai- sir!» Pas étonnant que la maison d'édition ait décidé de sortir L'Islam pour les Nuls, puis Le Judaïsme pour les Nuls et, à l'approche des fêtes de Noël, Le Livre des religions pour Les Nuls. Il semblerait donc que, dans une société basée sur le progrès, la rationalité et la modernité, les croyances perdurent. Ou en tout cas, l'intérêt pour tout ce qui a trait au religieux, au spirituel et au surnaturel.
Succès des films et des livres à caractère spirituel
Pour preuve, le succès de films comme La Passion du Christ, Sept ans au Tibet ou Kundun. Côté littérature, aux Etats-Unis, le livre The Shack (La Cabane) de William P. Young sur le sens de la foi a été vendu à deux millions d'exemplaires. Et l'Américain A. J. Jacobs a fait parler de lui en suivant les préceptes de la Bible au pied de la lettre, pendant un an. Un périple retracé dans son livre L'Année où j'ai vécu selon la Bible, parce que, selon lui, l'influence de la religion est peut-être plus grande aujourd'hui que dans son enfance. Enfin, l'ouvrage de Ludmila Outlitskaïa, Daniel Stein, interprète, paru en 2006 et racontant l'histoire vraie du père Daniel Stein, figure parmi les best-sellers en Russie.
Alors comment expliquer ce décalage entre l'intérêt pour le religieux et la pratique religieuse elle-même, en net déclin? «La baisse de la pratique religieuse est très forte chez les chrétiens en France, constate Odon Vallet, spécialiste des religions. En un demi-siècle, elle a diminué de près de 80%.» Au contraire, «chez les juifs et les musulmans, on assiste à une montée de la pratique», ajoute-t-il. Reste qu'une forte proportion d'individus ne se reconnaît plus dans aucune religion. Aussi, le rythme hebdomadaire a-t-il perdu beaucoup d'importance, comme le prouve par exemple l'ouverture de magasins le dimanche. Selon l'étude «Les enjeux du quotidien», réalisée par TNS Sofres pour l'Epiq et publiée en avril 2007, seuls 2% des Français qui considèrent avoir une religion se rendent à la messe, au culte ou aux offices religieux plusieurs fois par semaine, 8% une fois par semaine, et 7% une ou deux fois par mois. Bref, seuls 17% ont une pratique régulière. Et si l'on regarde religion par religion, 15% des catholiques témoignent d'une pratique régulière, contre 25% des juifs, 32% des musulmans et 34% des protestants. «Ce n est plus une pratique de proximité, de village», précise Odon Vallet. Ce dernier explique d'ailleurs ce phénomène par les influences qui sont «multiples dans notre société mondialisée». Résultat, «une personne ne se reconnaît plus forcément dans une seule famille spirituelle». Plutôt que de se rendre régulièrement dans un lieu de culte, les individus préfèrent les grandes réunions, les temps forts. Ainsi, Geneviève Reynaud, directeur de l'innovation chez Research International, observe que «de plus en plus de jeunes - chrétiens ou musulmans - font des pèlerinages». Pour elle, ce succès repose sur le besoin d'émotions que chacun peut éprouver lors de ces rassemblements. Un avis partagé par le philosophe Michel Lacroix, auteur de Se réaliser, petite philosophie de l'épanouissement personnel (Robert Laffont). Néanmoins, précise-t-il, «ils ne sont pas à la recherche de dogmes, de soumission à des contraintes sociales, de pratiques religieuses». Ils ont envie de «goûter à la saveur de l'émotion religieuse. De la même manière qu'on revient à la gastronomie, on revient aux sensations gustatives, olfactives, il y a un goût du sentir.» Aussi, souhaitons-nous «sentir l'expérience religieuse de l'intérieur».
@ Philippe Lissac
@ Philippe Lissac
Alors finalement, si d'aucuns envisageaient l'avenir comme areligieux, il n'en est rien. Dans son livre Le réenchantement du monde, publié chez Bayard en 2001, le sociologue américain Peter Ludwig Berger affirmait déjà que la modernité n'avait pas entraîné de déclin de la religion, mais qu'au contraire le monde actuel était «furieusement religieux». Ainsi, Didier Long, ancien moine bénédictin et président fondateur du cabinet de conseil en stratégie internet Euclyd, insiste sur le fait que nous assistons aujourd'hui à une forte remontée du religieux. «En 1900, assure-t-il, 67% de la population mondiale appartenait à l'une des quatre grandes religions, 73% aujourd'hui, 80% en 2050.» Si dans les années soixante-dix, on s'attendait à une sortie du religieux poussée par une espèce d'idéologie du progrès, on assiste bien au phénomène inverse.
Après avoir vendu 63 000 exemplaires de La Bible pour les Nuls, les Editions First ont sorti pour les fêtes de Noël Le Livre des Religions pour les Nuls.
Une forte demande de spiritualité
Néanmoins, en Europe, ce retour du spirituel ne prend pas la forme des religions institutionnalisées comme ailleurs. Car, ajoute Didier Long, il existe à la fois «une très grande demande du spirituel et parallèlement une très forte peur du religieux, de l'Eglise, de l'Islam». Les individus se méfient des institutions. Didier Long parle ainsi d'une «peur de l'institutionnalisation du spirituel». Selon lui, «la modernité est hantée par le religieux, par la spiritualité, mais en même temps, elle ne se reconnaît pas dans les formes figées qu'a prises le religieux aujourd'hui». Résultat, le spirituel prend des formes de recompositions personnelles à durée limitée et antidogmatiques. Haro donc sur les processus figés, les rendez-vous traditionnels imposés. Place, au contraire, à une sorte de «religion à la carte». «L'individu puise à des sources différentes, remarque Michel Lacroix. Il compose lui-même son menu religieux.» Les inspirations sont nombreuses, des gris-gris aux sciences occultes, de l'ésotérisme aux textes philosophiques, de la Déclaration universelle des droits de l'homme aux textes sacrés des différentes religions. «On se fait son petit Castorama du spirituel», lâche Didier Long. Du bricolage en somme! Il précise: «Les gens vont prendre un peu de christianisme, un peu de kabbale, un peu de bouddhisme, un peu de soufisme, un texte de Platon...» Finalement, le spirituel s'assimile malgré tout à un objet de consommation comme un autre, puisque chacun s'achète des bribes de religion à la carte qu'il imbrique et recompose à sa façon. Mais c'est aussi parce que les individus ne se reconnaissent pas dans les religions établies, parce que ces dernières n'ont pas su s'adapter et évoluer pour répondre aux attentes nouvelles, qu'ils agissent ainsi. Geneviève Reynaud parle de «religion-consommation», étant donné que chacun, finalement, cherche à consommer du sens. «Avant, les rabbins, les prêtres, nous donnaient des façons de faire, une voie à suivre... Aujourd'hui, nous consommons des gris-gris, des bouquins, poursuit-elle. On a l'impression que l'on peut s'approprier les choses en les lisant ou en suivant les conseils d'un coach.». Et d'ajouter que «l'avoir est devenu la nouvelle croyance, la nouvelle religion». Et pourtant... Force est de constater que la société de consommation ne résout pas tout. Pourquoi je vis? Pourquoi je meurs? Y a- t-il quelque chose après? Quel est le sens de la vie?
Autant d'interrogations auxquelles la société n'apporte aucune réponse. Même si, observe Geneviève Reynaud, l'avènement de la «grande vitesse» a tout fait basculer. Elle nous a même amenés à imaginer que nous pouvions être immortels et que les sciences avaient la capacité de tout résoudre. Or, il n'en est rien. Les maladies in curables, les catastrophes climatiques, les conflits incessants entre nations et même la crise financière remettent en cause cette croyance en l'hyperpuissance de la société moderne.
Au lieu de produire du sens, la société produit du vide et «l'impression que rien ne sert à rien», estime Didier Long. Or, précise- t-il, «on arrive à un moment où l'Occident a compris que les biens matériels n'arrivaient pas à protéger de la vanité de l'existence». Alors, face à ce matérialisme ambiant, l'individu, repu de tous besoins de base, ressent la nécessité de compenser un manque de sens. Dans une société dominée par les nouvelles technologies et la productivité, où toutes les professions sont gagnées par l'urgence et le rationalisme, il n'est pas étonnant que l'on se tourne vers le religieux. «Au fond, il existe un besoin de préserver une part d'ordre affectif, irrationnel. D'une certaine manière, le religieux le satisfait, affirme Michel Lacroix. Il nous permet d'échapper à la contrainte d'une société de plus en plus organisée, contrôlée, rationnelle, technicisée à outrance et asservie aux valeurs de l'argent, aux valeurs matérielles.»
Rupture de la transmission religieuse
Un autre facteur - historique celui-là - peut aussi expliquer ce phénomène. Ainsi Michel Lacroix explique que pendant trois décennies, il n'y a pas eu de transmission religieuse. Beaucoup de jeunes, âgés entre 20 et 30 ans aujourd'hui, n'ont pas reçu de leurs parents l'éducation religieuse dont les baby-boomers ont bénéficié. Le philosophe parle, de fait, «d'une rupture de la transmission religieuse», et, par conséquent, il y a maintenant un «retour de bâton». En réponse à ce manque, les jeunes peuvent avoir envie de renouer avec l'expérience religieuse. «Parfois en bricolant, précise-t-il, parfois d'une manière qui peut paraître manquer de cohérence, en faisant des amalgames, mais c'est en quelque sorte le prix à payer pour cette rupture de transmission.» C'est ce qui l'amène à penser que peut-être une société ne peut tout simplement pas vivre sans religion. «Et peut-être qu'on ne peut pas vivre uniquement avec des valeurs constitutionnelles, républicaines et morales.»
Ce vivre ensemble, ce lien, le religieux tente donc de le combler. En tout cas, il profite de ce besoin de rassemblement, de ce besoin de trouver du sens, «pas simple- ment moi-même, tout seul, individu dans la jungle du monde moderne, mais en en avec les autres», souligne Michel Lacroix. Car étymologiquement, le religieux («religare» en latin), c'est effectivement le lien. Le spirituel, comme note aussi Didier Long, raccroche les êtres humains les uns aux autres. Ce phénomène transparaît logiquement dans l'acte de consommation. «Acheter une grosse voiture est devenu has been, ironise Didier Long. Le bling- bling, c'est ringard.» Et d'ajouter que les gens «en ont assez d'une consommation cynique qui ne conduit qu'à de l'avidité ou à la production de signes sociaux vains». Ils lui préfèrent désormais les objets qui portent du sens. Le spirituel hante donc la consommation et en devient peu à peu le ressort. C'est ce qui fait dire à Didier Long que les objets ne sont plus des idoles vides, mais qu'ils peuvent devenir des «signes magnifiques», des aide-mémoire de la tendresse d'autrui et du lien qui nous rattache à la vie et nous relie aux autres. Si les smoothies d'Innocent connaissent un beau succès, c'est certainement grâce à l'esprit de la marque et au sens que ses dirigeants lui ont insufflé, visible au premier coup d'oeil, dès le logo portant une petite auréole. De même, les achats de produits équitables, durables, écologiques et biologiques, en forte hausse, témoignent d'une prise de conscience des consommateurs quant au sens de leurs achats et à leurs conséquences. «Cette immense réflexion sur le devenir de la Terre est une question spirituelle de masse», confirme Didier Long.
Cette recherche de spiritualité est aussi visible dans le design. La tendance est à la simplicité, à l'esprit rural ou monacal. Ainsi, dans sa dernière collection «Spirit», le designer Alexis Tricoire présente notamment un fauteuil baptisé «Corcovado» - en référence à la colline de Rio de Janeiro, où se dresse la statue du Christ Rédempteur - qui prend la forme de bras en croix, et invite chacun à s'ouvrir aux autres. Quant à son lampadaire «Suaire», il se veut, selon les termes du designer, un «amplificateur de mystères», qui, allumé, rappelle le suaire de Turin imprimé en ombres chinoises.
Une quête d'objets «suppléments d'âme»
Les objets prennent un sens. Geneviève Reynaud parle ainsi d'une «errance créative à la recherche du sens». Les logos, les objets de décoration, les meubles, tous deviennent des signes en eux-mêmes. Pour elle, les consommateurs réclament aujourd'hui des «objets suppléments d'âmes». Preuve en est: l'engouement pour les objets «magiques», les amulettes et les gris-gris, les chiffres de vente de livres d'ésotérisme, de sciences occultes, d'astrologie, de romans à énigmes religieuses, tel le Da Vinci Code de Dan Brown. Tout comme les chiffres au box- office de films emprunts de magie, à l'image du Monde de Narnia ou encore d'Harry Potter. Dans un autre registre, les éditions K&B ont été en rupture de stock de leurs manuels vaudous de Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, après avoir été tirés respectivement à 20 000 et 12 000 exemplaires. Et on assiste parallèlement à une fascination pour les grands philosophes. D'ailleurs, les journaux traitant de la psychologie et de la philosophie résistent bien sur un marché de la presse, pourtant en difficulté. Dans ce contexte, il n'est pas étonnant que Philosophie Magazine se demande en Une de son numéro de décembre-janvier, si la philosophie est la médecine de l'âme, et que Muze analyse comment la philosophie va nous aider en 2009. La quête de sens fait chauffer les méninges...
Evidemment, cette assimilation du religieux et du spirituel à des objets de consommation peut en contrarier certains. Reste que dans un monde en perte de repères, l'homme tente de se raccrocher à quelque chose, et que la consommation de produits porteurs de sens - du moins en apparence - comble, un temps, ce manque. D'ailleurs, Didier Long estime qu'il faut avoir une vision profondément positive de cette recherche spirituelle et que même la consommation y est liée. Cependant, les dérives sont inévitables. Quand on ne sait plus ni en qui ni en quoi croire, on est prêt à suivre n'importe qui, au risque de se faire manipuler et de se mettre en danger. Il faudrait donc, pour éviter ces dérives, que les religions traditionnelles arrivent à répondre à la soif spirituelle des individus. Car on perd de plus en plus confiance dans les institutions établies. Odon Valet affirme ainsi que «certaines foules se sont très affaiblies, comme les partis politiques, les syndicats, et tous ces mouvements sociaux qui revendiquaient un mieux être sur Terre». Or, souligne-t-il, «les religions rassemblent les fidèles dans une espérance commune qui prend le relais des espoirs collectifs».
@ © Didier Pruvot - Flammarion
Michel Lacroix (philosophe):
«L'individu puise à des sources différentes.
Il compose lui-même son menu religieux.»
La religion, un patrimoine culturel
Néanmoins, le retour en force de certaines valeurs, les réactions suscitées par l'utilisation de références religieuses dans des publicités, à l'instar de celle de Marithé & François Girbaud et de leur tableau de la Cène, témoignent du respect toujours prégnant du religieux. «Certaines campagnes de publicité choquent les croyants de telle ou telle religion beaucoup plus qu'auparavant, constate Odon Vallet. Les idées illustrées par mai 68, selon lesquelles il est interdit d'interdire, excluaient, de fait, toute censure. Aujourd'hui, nous assistons à un retour de l'interdit structurel et des valeurs, dont le respect de la religion.» Autrement dit, on ne peut plus se moquer de tout. Le philosophe Michel Lacroix observe ainsi l'émergence d'une «susceptibilité à fleur de peau. Parce que le religieux est très respectable, explique-t-il. Ce qui touche au domaine de la foi, même si on ne la partage pas soi-même, est un patrimoine culturel.» D'où le déclenchement de réactions passionnelles. «C'est cette culture-là qui nous a pétris et modelés», souligne Michel Lacroix.
Reste que, si les institutions religieuses établies n'arrivent pas, dans un avenir proche, à satisfaire ce besoin de sens et ces aspirations spirituelles, on pourrait bien voir émerger de petites communautés. «Des petits mondes, selon Geneviève Reynaud, des petites sociétés de consommation avec leurs propres sens». Un sens individualisé, qui phagocyterait le sens collectif, condamné à s'évanouir petit à petit. Car une chose est sûre: l'homme a besoin de croire. Toujours. Il revient donc aux institutions de ne pas rater le coche, aux marques et aux entreprises de ne pas faire de faux pas. Au risque de perdre tout crédit aux yeux des individus, qui, alors, se constitueront leurs propres modèles religieux et spirituels, en dehors de tout cadre et de toute structure. En toute liberté et en toute individualité. Bien loin, alors, du sens originel de la religion.