La fin de la publicité «des grands récits»
Dans son best-seller Génération Otaku : les enfants de la postmodernité, le philosophe japonais Hiroki Azuma analyse les grandes caractéristiques de la postmodernité : perte des repères fondamentaux, création en réseau, disparition de la frontière entre l'original et sa copie, entre auteur et consommateur... Selon lui, nous passerions d'une société basée sur les «grands récits» à une société dont la culture s'organise selon le modèle - «métaphorisé» des «bases de données».
Dans le premier type de société, les grands récits, religieux ou idéologiques, expliquent le monde et fournissent à la culture la matière nécessaire aux «petits récits» que sont les romans, les peintures, les films et autres oeuvres d'art.
Vers une nouvelle culture postmoderne
Dans la société postmoderne les grands récits ont disparu et ont été remplacés par un ensemble plus ou moins organisé «d'éléments d'attraction» (jeux vidéo, manga, mondes 3D immersifs, sites web... ) qui composent les nouveaux petits récits interactifs et multimédias de la culture contemporaine. Autre nouveauté, la différence entre auteurs et consommateurs s'efface : une grande partie des internautes élabore ses propres «récits» en assemblant les items disséminés sur les réseaux et en reproduisant les assemblages des autres. Qu'est-ce qu'une marque, d'ailleurs, sinon
un «grand récit» élaboré à force de copy stratégie et exprimé à travers des petits récits multimédias : film TV, annonces presse, pub radio, affiches, sites web... Reste que, tout comme la postmodernité a vu la disparition des «grands récits», les marques, telles qu'elles existent aujourd'hui, sont menacées. A moins qu'elles ne soient structurées comme des «bases de données». Et c'est tout l'enjeu de l'évolution de la publicité et de la communication dans les années qui viennent. Car les «grands récits» ne sont plus compris ni acceptés. Certains sont même quasiment réfutés par des consommateurs exigeants, surinformés, méfiants, voire «antipub». Pour continuer à séduire, les marques ne doivent donc plus chercher à simuler les «grands récits», mais à pénétrer les «bases de données» qui alimentent la nouvelle culture postmoderne.
Elles n'ont plus l'obligation d'apporter une vision du monde et d'exhiber un système de valeurs, mais de permettre aux nouveaux consommateurs de jouer avec elles. Les publicitaires de demain devront apprendre à leur fournir des «éléments d'attraction» propres aux marques, qui leur permettront d'élaborer de nouveaux récits qu'ils se partageront et qui constitueront l'univers de la marque. Cette dernière deviendra alors un lieu virtuel d'échange, de dialogue et de partage de valeurs. En somme, le terrain de jeu des «consommateurs-auteurs-fans» de la marque. Certaines ont déjà commencé à aller dans ce sens, à l'instar d'Armani Exchange sur MySpace ou encore de Victoria's Secret sur Facebook, où l'on peut trouver widgets, icônes, fonds d'écran et autres éléments graphiques de la marque.
Jouer avec la marque
Ces plateformes relationnelles donnent aux consommateurs la possibilité de «jouer» avec les éléments multimédias constitutifs de l'univers de la marque, et ainsi se l'approprier de manière inédite. Les plus intéressés peuvent même aller jusqu'à se lancer des défis. Les outils communautaires sont les prémices de la communication basée sur le nouveau modèle sociétal en cours d'émergence. L'aspect ludique est d'ailleurs une autre caractéristique de ce modèle. Le «jeu» prendra, sans aucun doute, une importance considérable dans les modalités d'activation, d'association et d'imprégnation des consommateurs aux nouveaux enjeux de la marque.
Mais le défi principal pour les marques sera d'accepter une certaine perte de contrôle de leur image, tout en gardant la maîtrise de leur périmètre via la mise en place de plateformes spécifiques qui soient suffisamment ludiques et surtout riches en «éléments d'attraction». Celles-ci devront apprendre à animer et manager les consommateurs-auteurs-fans les plus actifs. Enfin, le travail des agences sera lui aussi profondément transformé. Il consistera davantage à mettre en place ces plateformes qu'à créer des messages censés exprimer les valeurs et l'histoire de la marque. Les grandes marques de demain seront celles qui seront assez riches, transparentes, ouvertes, généreuses et sûres d'elles-mêmes pour favoriser l'émergence de ces dialogues.
Yan Claeyssen (ETO Digital) :
« Les grandes marques de demain seront transparentes, ouvertes et généreuses. »
Yan Claeyssen, président d'ETO Digital