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La «cyberutopie» du gratuit en question

Internet s'est bâti sur le concept démocratique de la gratuité. Cependant, son fonctionnement n'est pas exempt de coûts matériels et immatériels. Le 100 % gratuit est en train de disparaître.

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Le concept de la monétisation des biens virtuels agit sur les internautes comme le phénomène des ovnis. On y croit ou pas. Ou alors, on a un doute. Mais force est de constater que le modèle économique d'Internet est bien, à première vue, celui de la gratuité. Et les nouvelles «marques icônes du Net» prônent toutes ce modèle de libre accès. Elles sont à la fois gratuites et... milliardaires! Google, par exemple, arrive numéro un des marques mondiales dans le classement BrandActsObserver de Leo Burnett / BVABrandActsObserver de Leo Burnett/BVA - juin 2011.. Jean-Paul Brunier, président de Leo Burnett France confiait, lors de la présentation de l'étude en juin dernier, « cet observatoire mesure ce que les marques ont dans le ventre. Ce qu'elles font pour se faire aimer, plutôt que si elles sont aimées ou pas. Les marques dites technologiques ont su se constituer un vivier d'adeptes ». En treize ans, la marque globale aux 39,1 milliards de dollars de chiffre d'affaires est numéro 1 de la publicité en ligne avec 400 000 annonceurs qui lui assurent 97 % de ses revenus. Et le milliard de visiteurs uniques mensuels y navigueraient gratuitement? Pourtant Google n'est pas une marque qui vend à des clients, mais qui propose à des utilisateurs. C'est le vieux coup du «cadeau gratuit» de la VPC.

Le zéro déclenche l'émotion

C'est Chris Anderson, rédacteur en chef de la revue américaine Wired et auteur de l'ouvrage de référence Free qui, le premier, a osé la maxime «La gratuité est l'avenir de l'économie». Il s'inspire largement d'un cas marketing du début du XXe siècle: celui de Gillette, fondé par King Camp Gillette aux Etats-Unis. Ce dernier se désespérait de ne pas réussir à vendre son idée de rasoirs jetables. Alors, il les a offerts. Accrochés à des paquets de thé ou de bonbons. Mais aussi à des banques qui les offraient en cadeau à de nouveaux clients. Pour ensuite faire payer ses lames rechargeables. Aujourd'hui, avec Internet, les règles du jeu économique ont changé. « Il n'y a jamais eu de marché plus concurrentiel qu'Internet et, chaque jour, le coût marginal de l'information devient plus proche de... rien du tout », explique Chris Anderson. Pour lui « si c'est numérique, tôt ou tard, ce sera gratuit ». Internet reste en effet une machine à copier. Alors, comment faire de l'argent en vendant des copies gratuites?

Mediapart, fondé par des ex-journalistes du Monde, est un exemple de solution hybride, entre médias à l'ancienne avec abonnement et médias nouveaux, avec blogs, participation des lecteurs et version numérique.

Mediapart, fondé par des ex-journalistes du Monde, est un exemple de solution hybride, entre médias à l'ancienne avec abonnement et médias nouveaux, avec blogs, participation des lecteurs et version numérique.

Les limites du 100 % gratuit

Dans son mémoire de fin d'étude à l'ESC Toulouse intitulé «Vous avez dit gratuit? Combien ça rapporte?», Jana Bonnet décrypte ce modèle économique «postmoderne» en citant notamment l'économiste Dan Ariely: « Le sens du gratuit est souvent très difficile à saisir parce ce n'est pas une chose mais une absence de chose. Le zéro est aussi un déclencheur d'émotions, une source d'excitation non rationnelle. » Contesté et discuté, notamment par les journalistes, les artistes et leurs maisons de disques «le robinet du contenu gratuit» semble en sursis et servirait de «teaser au payant» (voir l'interview d'Olivier Bomsel, un des théoriciens de l'économie immatérielle). Le récent procès entre Deezer et Universal a contraint le fournisseur d'écoute de musique à la demande à limiter l'accès libre à cinq heures mensuelles.

Dans un courrier destiné à ses fans révulsés de devoir désormais payer, la marque Deezer écrit: « nous n'avons plus les moyens de continuer à investir dans un service gratuit illimité alors que les attentes des artistes, des auteurs et des maisons de disques sont croissantes ». Cette affaire explose alors que l'Hadopi (Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur Internet) va lancer sa campagne de communication avec, pour pierre angulaire, le label PUR (Promotion des usages responsables). Un label pour lequel Deezer est candidat. Le succès récent, en matière musical, est résolument celui de Beezic. Il fonctionne un peu comme YouTube. En attendant le téléchargement de sa musique, l'internaute a le choix entre quatre films publicitaires qu'il doit absolument visionner (ou du moins lancer) pour aller plus loin. Internet déteste le vide. Il avance sans modèles donc sans complexe.

Free, Chris Anderson, 2009.

Free, Chris Anderson, 2009.

Le gratuit, source d'addiction?

La philosophe Francine Markovits dans son ouvrage C'est gratuit? Que nous coûte ce qui ne nous coûte rien, élargit le débat. « Le donateur et le bénéficiaire en font toujours beaucoup plus qu'il ne leur paraît. Le «c'est gratuit» n'est que le premier geste d'une chaîne d'opérations qui engage l'un des acteurs de la transaction dans un processus irréversible, dans une relation de dépendance envers un créancier, et de dette forcée. » Pas de prédiction possible et raisonnable pour ce qui, en matière de virtualité économique, suit le désormais célèbre Test and Learn.« Mais le futur modèle du Net sera fondé sur d'autres valeurs que celle de l'argent », estime Jana Bonnet de l'ESC Toulouse. Ce n'est pas seulement la monétisation d'un bien qui compte mais des valeurs comme l'immédiateté, la personnalisation, l'interprétation, l'authent icité, l'accessibilité, l'incarnation, le mécénat, la «trouvabilité», la confiance, la réputation, les liens sociaux, le divertissement ou l'estime de soiJana Bonnet, «Vous avez dit gratuit? Combien cela rapporte?».

Chris Anderson, auteur de Free!

«La gratuité est l' avenir de l' économie. Chris Anderson, auteur de Free!»

Olivier Bomsel (Ecole des mines)

«Il n'y a plus de raisons pour que les médias restent gratuits.»

3 questions à... Olivier Bomsel: «Le gratuit est le teaser du payant»

Olivier Bomsel, professeur d'économie industrielle à l'Ecole des mines Paris Tech, dirige la chaire d'économie des médias et des marques. Auteur de deux ouvrages de référence sur le modèle économique du gratuit, il prédit que celui-ci va se dégrader.


La gratuité sur le Net, est-ce une «cyberutopie»?
Pour que la planète se mette à la connaissance numérique, il a fallu que les consommateurs s'équipent en connexions et en terminaux. Dans cette première phase, la gratuité des médias en ligne a favorisé l'alphabétisation, l'équipement massif de la population en terminaux numériques. Mais, maintenant que c'est fait, il n'y a plus de raisons pour que les médias restent gratuits. Le gratuit va se dégrader d'autant plus que des versions payantes apparaissent et offrent au consommateur des surcroîts d'utilité. Ainsi, les Deezer et autres Spotify peuvent obtenir d'autant plus de titres à faire entendre que leurs clients payants sont nombreux. S'ils ont assez d'abonnés en clair, ils ont intérêt à dégrader le gratuit pour vendre du premium... C'est ce qu'attendent les éditeurs.


Est-ce que l'information est plus pertinente si on la paie?
Si on accepte de payer, c'est pour en avoir davantage. Les chaînes payantes élargissent le confort et le choix des chaînes en clair. Les sites de news affichent des gros titres en clair et proposent des éditions premium enrichies. L'édition juridique offre une information mieux adaptée à la demande concrète des entreprises que les sites publics d'information légale.
Elle réduit les coûts de recherche et accroît l'assurance de ne pas être en infraction. Le gratuit est désormais le «teaser» du payant: il montre au consommateur l'utilité que celui-ci peut raisonnablement attendre d'une version premium.


Demain, quel sera le modèle économique du numérique?
Le numérique permet d'étendre la gamme des versions (des formats et des accès) offertes au consommateur. Un des enjeux est d'agréger les offres apportant au client le plus d'utilité. Les marques médias sont en concurrence avec des marques distributeurs: vaut-il mieux s'abonner à toutes les versions du Nouvel Obs (papier, PC, iPad, iPhone, etc.) ou à l'offre illimitée d'un kiosque numérique? La concurrence entre médias porte désormais sur des offres d'abonnement d'autant plus exclusives que leurs bouquets sont étendus. Or, plus le bouquet est vaste, plus il peut fédérer, plus il donne de ressources pour acquérir des droits. Il faut s'attendre à de fortes concentrations dans ce domaine. Quant aux médias accessibles en clair, la tendance est à la fragmentation des audiences et à la concentration des régies publicitaires.

AMELLE NEBIA

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