La SANTE, le nouveau LUXE des Français
Les dépenses de santé pèsent de plus en plus sur le budget des Français. Ils doivent se résigner à dépenser plus pour se soigner et même, parfois, renoncer à le faire, faute de moyens. Dans certains secteurs médicaux, la concurrence s'intensifie. Peut-être au bénéfice du consommateur...
Je m'abonneSanté et prospérité! Ils ont beau le souhaiter, les deux sont aujourd'hui difficilement conciliables pour la majorité des Français. La santé est devenue leur préoccupation majeure, après le chômage. C'est encore plus vrai à l'approche de la retraite. « La motivation pour le bien vieillir a nettement progressé ces dernières années », affirme Sophie Schmitt, de Seniosphère, cabinet de conseil en marketing senior. « Hier, on voulait jouir en paix. On ne s'occupait de sa santé que quand cela allait vraiment mal. Aujourd'hui, on veut prendre soin de son corps à tout prix », avance de son côté Cyril de Charentenay, directeur général de l'agence Nude. Plus qu'un besoin essentiel de rester en bonne santé, toutes les classes sociales aspirent aujourd'hui au bien-être. Mais les arbitrages sont devenus inévitables. « Certaines personnes avec de faibles revenus vont préférer privilégier leur santé, en économisant sur d'autres postes », remarque Cyril de Charentenay.
Indéniablement, les dépenses de santé croissent. Selon l'Insee (chiffres 2010), elles représentent 3,9 % de la consommation des ménages français, soit une augmentation de plus de 3 % par rapport à 2009. On est certes loin d'autres postes budgétaires, comme le logement (25,6 %), les transports (14 %) ou l'alimentation (13,4 %) . Mais les Français ont l'impression de payer de plus en plus pour leur santé. D'après le baromètre Sofinscope, réalisé par OpinionWay (janvier 2012), deux tiers d'entre eux déclarent que les dépenses médicales pèsent de plus en plus sur leur budget, estimant à 570 euros le budget santé annuel moyen restant à leur charge. Cette moyenne cache certes des écarts importants, car, comme le confirme l'Insee, les dépenses de santé sont les plus inégalement réparties: les ménages les plus riches dépensent pratiquement six fois plus pour leur santé que les ménages les plus pauvres. Plus de la moitié de l'écart, indique l'Insee, est dû à l'achat de lunettes et de prothèses, ces biens «durables», non vitaux mais visibles, pour lesquels les ménages les plus aisés peuvent davantage tenir compte de l'esthétique.
Une tentation croissante: économiser sur les soins
Selon une étude menée par le cabinet Deloitte (janvier 2012) sur «Les Français et la santé», un foyer sur quatre seulement se dit prêt à assumer les frais de santé à venir. Et les individus sont de plus en plus nombreux à renoncer à certains soins. Près de 15 % s'en seraient privés au cours des 12 derniers mois, d'après une enquête de l'Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (Irdes), publiée en novembre 2011. Un sondage, réalisé en septembre de la même année par CSA pour Europ Assistance, avance le chiffre de 29 %. Il y a deux ans, les Français n'étaient que 11 % à faire ce choix. A quoi renoncent-ils? Aux soins dentaires et aux lunettes en premier (pour 22 % des interviewés). Toujours selon l'enquête CSA, 12 % font également des économies sur les soins plus courants, 6 % se privent de médicaments. Enfin, 5 % reportent des soins lourds tels qu'une opération.
Outre l'instauration de franchises médicales et les déremboursements, la généralisation des dépassements d'honoraires contribue largement à ces arbitrages. Selon un rapport de la Caisse nationale d'assurance maladie, le taux de dépassement a été multiplié par deux entre 1990 et 2010 pour les médecins spécialistes (de 25 à 54 %).
Le manque de praticiens dans certaines régions complique aussi l'accès aux soins. Encore embryonnaire en France, la consultation médicale en ligne pourrait en profiter pour se développer. Certains sites internet comme Docteurclic, France Médecin ou L'avis Médical proposent de délivrer des conseils de santé payants via Internet ou par téléphone.
Autre problème: le coût des complémentaires santé. D'après l'Ipap (Indice des prix de l'assurance des particuliers), publié par Mutuelle-land.com et Assurland.com, il a progressé, en moyenne, de 4,8 % par an ces quatre dernières années. Résultat: selon l'étude du cabinet Deloitte déjà citée, 57 % des Français disent avoir atteint ou dépassé leur limite budgétaire concernant le montant de leur prime d'assurance santé. En 2012, plus de 4 millions de personnes n'ont plus accès à une complémentaire. Pour financer leurs soins, certains n'ont alors d'autre choix que de contracter un nouveau type de crédit à la consommation apparu il y a cinq ans, le prêt santé.
La tentation du low cost
Ceux qui ont encore la chance d'avoir une complémentaire santé peuvent être tentés de rogner sur leurs dépenses de cotisation. «La tendance des quatre dernières années montre clairement une migration des formules choisies vers les couvertures les moins fortes (et donc les moins chères)», explique le comparateur d'assurances Assurland dans un communiqué. Pourtant, les Français ont peur d'être mal remboursés. Le courtier et comparateur en ligne Santiane.fr l'a bien compris, et a lancé sa première campagne TV sur le sujet il y a quelques semaines. « Le marché de la santé est actuellement très porteur pour les compagnies d'assurances et les comparateurs », affirme Daniel Makanda, directeur marketing de Santiane. Depuis sa création en 2006, la société a connu une croissance à trois chiffres tous les ans. « On comparait rarement son contrat de mutuelle il y a trois ans, remarque Daniel Makanda. Aujourd'hui, le consommateur est un peu plus rationnel vis-à-vis de ses dépenses de santé et n'hésite plus à renégocier un contrat, par exemple. »
Mais contrairement à ses concurrents, Santiane ne cherche pas à se positionner en priorité sur le low cost. « Nous partons du principe que lorsque l'on choisit une mutuelle, il ne faut pas chercher la moins chère, mais la plus rentable », justifie le directeur marketing.
Depuis quelques mois, des cabinets dentaires low cost ont également fait leur apparition. Ils proposent des implants dentaires à 970 euros. Moitié moins cher que chez un dentiste traditionnel. Comment réussissent-ils à casser les prix? En rationalisant les actes. Ce qui pourrait être fait en plusieurs fois est regroupé en un seul rendez-vous. Revers de la médaille, le détartrage ou le soin des caries ne sont pas effectués par ces cabinets low cost, n'étant pas assez rémunérateurs...
Optique et audioprothèse: la concurrence change la donne
Comme les soins dentaires, l'optique est un poste de dépenses important pour les Français. L'achat de lunettes est mal pris en charge par l'assurance maladie. Le prix moyen d'une monture et de deux verres unifocaux simples s'élève à 277 euros. Mais il risque de baisser ces prochaines années. L'arrivée de sites de vente de lunettes et de lentilles en ligne est en effet en train de changer la donne. Depuis trois ans, Happyview.fr propose une monture et des verres à partir de 39 euros. Objectif: démocratiser l'accès aux lunettes. « Dans ce secteur, les marges peuvent atteindre 70 %, explique son fondateur, Marc Adamowicz. Les nôtres sont de 35 %. Alors qu'un magasin traditionnel vend en moyenne deux paires par jour, nous en écoulons 100. » Profil type du client: une personne d'une cinquantaine d'années, qui ne possède pas une bonne mutuelle. Afin de lever les freins dus à l'achat sur Internet, Happyview propose un essayage virtuel à partir d'une photo ainsi qu'un essayage à domicile sans obligation d'achat, pour seulement cinq euros. « Nous avons mis un bon coup de pied dans la fourmilière », affirme Marc Adamowicz. Avec un chiffre d'affaires multiplié par trois entre 2010 et 2011, Happyview serait un succès. Et l'initiative a donné des idées à d'autres entrepreneurs. Marc Simoncini, fondateur de Meetic, a lui aussi lancé son site d'optique en ligne, baptisé Sensee.com. Les opticiens traditionnels voient d'un mauvais oeil ces nouveaux concurrents. Eric Plat, président-directeur général d'Atol, pense que la vente de lunettes sur Internet pourrait conduire à une démédicalisation des lunettes et des problèmes de vue, « ce qui constituerait un recul notoire de la qualité des soins visuels en France».
Le marché de l'audioprothèse connaît, lui aussi, ses premiers frémissements concurrentiels. Sur 6 millions de personnes dites malentendantes en France, 80 % souffrent de presbyacousie. Et seulement 15 % sont équipées d'un appareil. Il faut dire que le prix moyen d'une audioprothèse (1 700 euros) n'incite pas forcément à l'achat. Forte de ce constat, la société Sonalto propose, depuis plus d'un an, un assistant d'écoute préréglé, Octave, destiné aux presbyacousiques. Prix: 299 euros. « Dans le secteur de l'audioprothésie, les marges s'élèvent à 80 %. Un appareil auditif ne coûte en réalité que 90 euros. Ce que l'on vend aux clients, ce sont surtout des rendez-vous illimités pour effectuer des réglages et des forfaits entretien », observe Maxence Petit, cofondateur de Sonalto, qui s'est mis toute la profession à dos. Après un an d'existence, la société compte déjà 8 000 utilisateurs et 3 000 pharmacies distributrices, pour un chiffre d'affaires d'un million d'euros. « Il y a un certain nombre de prés carrés sur le marché de la santé. L'audioprothèse a besoin de s 'ouvrir à la concurrence afin de devenir accessible au plus grand nombre », affirme le dirigeant.
Pour certains soins onéreux ou mal pris en charge, certains patients n'hésitent plus à sortir de l'Hexagone afin de réduire la facture. Au niveau mondial, près de 3 millions de personnes se font traiter à l'étranger chaque année. Cela représente un chiffre d'affaires de 100 milliards de dollars en 2012, contre 79 milliards en 2010, selon le cabinet de conseil KPMG. A chaque problème de santé, sa destination. La Hongrie, la Pologne ou l'Espagne sont connues pour les soins dentaires. Pour la chirurgie esthétique, direction la Tunisie ou la Turquie. Plusieurs agences spécialisées ont flairé le bon filon. Elles proposent de faciliter les démarches des touristes médicaux, en organisant leur séjour de A à Z, visites culturelles incluses...
L'automédication aiguise les appétits
Déremboursements obligent, le marché de l'automédication s'envole. Selon le dernier baromètre 2011 de l'Afipa (Association française de l'industrie pharmaceutique pour une automédication responsable), les médicaments vendus sans ordonnance affichent une progression de 1,9 % de leurs ventes en valeur. La dynamique est à la hausse depuis trois ans. Le marché est estimé à 2,1 milliards d'euros, ce qui représente un tiers des dépenses de médicaments des consommateurs.
Si les usagers sont appelés à devenir plus autonomes dans l'officine, ils doivent toujours passer à la caisse. Et c'est là que le bât blesse. Selon l'UFC Que Choisir, «la mise en vente de certains médicaments devant le comptoir, autorisée en 2008, n'a pas eu les vertus tarifaires annoncées». Les résultats de la dernière enquête de l'association, réalisée en mars 2012, montrent que la concurrence serait anesthésiée par l'opacité des prix. Pour les faire baisser, l'association plaide en faveur d'une libéralisation encadrée de la distribution des médicaments sans ordonnance en parapharmacies et dans des espaces dédiés en grandes surfaces. «Cette mesure permettrait, pour le consommateur, une économie pouvant atteindre 16 % des dépenses de médicaments non remboursables (soit 269 millions d'euros par an)», affirme l'UFC Que Choisir.
Daniel Makanda
Cyril de Charentenay
Marc Adamowicz
Maxence Petit
Sophie Schmitt
Deborah Wallet-Wodka
Paul Dourgnon
Du pain bénit pour Leclerc. L'enseigne réclame à cor et à cri depuis plusieurs années l'ouverture du monopole des pharmacies sur la vente des médicaments sans ordonnance. Sa promesse: faire baisser les prix, comme elle l'aurait déjà fait pour la parapharmacie. Et pour le prouver, Leclerc a lancé, fin 2011, le comparateur de prix Sesoignermoinscher.com, campagne publicitaire à l'appui. Pourtant, selon Deborah Wallet-Wodka, maître de conférences en marketing de santé à l'université Pierre et Marie Curie, les Français comparent assez peu les prix, même quand ils le peuvent (voir encadré page 8). « Les gens pensent toujours que la santé n'est pas un bien comme un autre, explique-t-elle. En France, dans ce domaine, nous sommes encore très usagers et pas encore 100 % consommateurs. On ne gère pas sa santé comme l'intérieur de son réfrigérateur. » Malgré tout, nous devenons de plus en plus acteurs de notre santé. Des campagnes de sensibilisation nous incitent d'ailleurs à devenir responsables, à faire les bons choix, quitte à nous faire peur. Autrefois, on écoutait religieusement ce que disait notre médecin. Dorénavant, on va vérifier sur Internet la pertinence de son diagnostic et de son traitement. Sport, nutrition, compléments alimentaires, automédication: la société et les industriels nous poussent à gérer notre santé en amont. Le maître-mot: mieux vaut prévenir que guérir. « Quand on sait que la longévité dépend à 30 % de la génétique et à 70 % du style de vie, on comprend que pour rester en bonne santé le plus longtemps possible, il faut agir », observe Sophie Schmitt. Cela revient finalement à se soigner avant même d'être malade. Et dans ce cas, c'est le consommateur qui paye. Indéniablement, la santé coûte de plus en plus cher. Une pilule de plus en plus difficile à avaler pour le consommateur, qui doit arbitrer par rapport à ses autres dépenses.
Moins d'un tiers des consommateurs comparent les prix des produits de santé
- Selon une enquête réalisée par le groupe d'étude et de recherche sur le marketing santé de l'université Pierre et Marie Curie, les consommateurs jugent que les produits qu'ils achètent en pharmacie sont chers. Surtout ceux de parapharmacie (cités par 78 % des personnes interrogées), ainsi que les médicaments OTC (over the counter, 48 %). 71 % des consommateurs ont déjà renoncé à l'acquisition d'un produit de parapharmacie à cause de son prix, 38 % pour les médicaments OTC et tout de même 25 % pour ceux sur ordonnance. Paradoxalement, 84 % des individus affirment ne pas (ou peu) avoir de notion du prix des produits qu'ils achètent au moment de passer à la caisse. Moins de 30 % des consommateurs comparent les prix entre marques. Moins de 23 % le font d'une pharmacie à l'autre. Le prix arrive en troisième position dans le choix d'un médicament OTC strict (30 %), derrière le conseil du pharmacien (60 %) et du médecin (57 %). Il n'intervient pas dans le choix des médicaments sur ordonnance ni des produits disponibles en parapharmacie.
« La santé a, de tout temps, coûté cher »
3 questions à ...
Paul Dourgnon, maître de recherche à l'Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (Irdes).
Marketing Magazine: La santé est-elle devenue un luxe à notre époque?
Paul Dourgnon: Je pense qu'en réalité elle l'a toujours été. Les premiers travaux sur le sujet en France datent du milieu du XIXe siècle. Selon le classement de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), notre système de santé est le meilleur au monde. Pourtant, force est de constater que la France figure parmi les moins bons élèves en ce qui concerne les inégalités sociales en matière de santé. Cela se traduit par une différence d'espérance de vie de plusieurs années entre les ouvriers et les cadres supérieurs. Ce qui est aussi frappant, c'est que, malgré l'existence de la Sécurité sociale, les inégalités de santé persistent et ont même tendance à augmenter avec le temps.
Les Français ne sont-ils pas devenus plus exigeants vis-à-vis de leur état de santé, et donc plus demandeurs de soins?
Certes, les attentes et les besoins de soins ont évolué et progressé, tout comme l'espérance de vie. Pour autant, cela ne reflète pas des attentes excessives de la part des patients. Les quelques travaux sur la question ne semblent pas démontrer de surconsommation de soins en général. Il y a plutôt des gens qui ne consomment pas assez que l'inverse.
Quelles sont les personnes qui renoncent à se soigner?
Les femmes déclarent plus souvent renoncer à des soins que les hommes. L'âge joue aussi un rôle. Le taux de renoncement augmente de façon continue entre 18 et 40 ans, se stabilise entre 40 et 50, puis diminue. Le niveau de revenus, l'absence de complémentaire santé, la fragilité et la précarité sociale expliquent ce phénomène. Une personne qui a connu ou connaît des situations d'isolement, de chômage, ou qui anticipe des difficultés, est plus sujette au renoncement.