LES NOUVEAUX PARADIGMES DU MARKETING EN QUESTION
En redonnant la parole au consommateur, la révolution digitale bouscule les fondements du marketing sans véritablement les remettre en cause. L'offre et la demande n'ont pas fini de danser mais la fête est mieux organisée.
Je m'abonneIl est tentant, en appréhendant l'influence croissante des individus sur Internet, de conclure à l'avènement de nouveaux paradigmes du marketing. Mais la réalité est plus complexe. Pierre-Louis Dubois, professeur à l'université de Montpellier et délégué général de la FNEGE (Fondation nationale pour l'enseignement de la gestion de l'entreprise), l'affirme sans détour: « Les bases fondamentales du marketing des années 1950- 1960, qui consistent à donner la priorité au consommateur et à mettre en place des stratégies pour le satisfaire, n'ont pas évolué. » Si ces bases restent d'actualité, les crises successives, la mondialisation des échanges, la démocratisation du Web, les périls environnementaux, les «révolutions» de ce début du XXIe siècle s'additionnent et bouleversent la planète économique. Le marketing doit s'adapter «Ce qui change, c'est le contexte, poursuit Pierre-Louis Dubois. Et nous assistons à une accélération et à une transformation de la production de biens et services grâce aux nouvelles technologies. » Internet modifie fortement le contexte - comme avant lui l'imprimerie - et a un impact majeur sur les secteurs de l'édition, de la musique, du textile, des voyages... et plus globalement, sur les services. « Tout ne dépend pas d'Internet, relativise Pierre-Louis Dubois. Cet impact doit se combiner plus ou moins fortement avec des comportements d'achat plus traditionnels. » C'est ainsi que Carrefour, en difficulté, recentre son offre orientée services et revient aux fondamentaux: proximité, prix, services. Car sa descente aux enfers n'en finit pas quand d'autres tirent leur épingle du jeu, Monoprix en tête. Il semble que le consommateur dicte les règles du jeu... « Les modes de consommation et les temps de loisirs ont changé », souligne Pierre-Louis Dubois. Les courses du samedi, en famille, dans l'hypermarché de périphérie sont un sport national que les ménages abandonnent. Les consommateurs passent de plus en plus de temps sur Internet. « La révolution marketing n'existe pas indépendamment de son contexte, confirme Dominique Levy-Saragossi, directrice générale d'Ipsos France. La structure sociale elle-même est en mutation. Nous assistons à de multiples révolutions en matière d'autorité, de savoir, d'information et de communication, qui poussent le marketing à changer. »
Dominique Levy-Saragossi, directrice générale d'Ipsos France
« LE MARKETING DE MASSE DEVIENT L'EXCEPTION. LES CIBLES HOMOGENES N'EXISTENT PLUS. LE RAISONNEMENT PAR TYPE DE PERSONNE CEDE LA PLACE A UN RAISONNEMENT PAR UNITE DE BESOINS. »
Prise de pouvoir ou prise de parole?
Les individus choisissent d'être tour à tour acteurs ou spectateurs face aux médias, aux politiques, aux institutions et aux marques. Il n'y a plus de communication verticale d'un émetteur vers une masse mais une communication horizontale où chacun s'exprime à son gré. Résultat: « Le pouvoir appartient à celui qui prend la parole, conclut Dominique Levy-Saragossi, celle-ci n'étant plus maîtrisée ni réservée. » Ce changement de posture du consommateur rétablit l'équilibre dans le rapport de force entre l'offre et la demande. « Nous passons d'un marketing de discours à un marketing de dialogue », ajoute Dominique Levy-Saragossi. Pour autant, le marketing participatif - nouvelle discipline du genre - se limite à un partage d'avis. Il n'aboutit pas à de véritables cocréations: « La création reste du côté de l'offre et si le consommateur peut créer du buzz et réagir face à une proposition, ce n'est pas lui qui crée le produit. » Un avis que partage Pierre-Louis Dubois: « Un, le marketing participatif s'analyse au regard du degré de participation proposé, et il se limite souvent au travail de la relation; deux, les tendances en matière de marketing sensoriel, olfactif, expérientiel sont des phénomènes importants, mais l'ensemble des offres marketing est loin de tirer parti de tout le potentiel de ces approches; trois, la cocréation représente certes un phénomène mais est loin d'être une généralité. » S'il existe de beaux exemples de marketing participatif, comme Lego ou Nature et Découvertes, il s'agit d'expériences isolées. En revanche, la prise de parole par le consommateur est indéniable. Elle émane d'un individu à multiples facettes, « à la fois rationnel et avide de belles histoires, individualiste, hédoniste et responsable, soucieux du bien collectif », résume Yan Claeyssen, président d'ETO, agence de marketing relationnel et auteur de Tout savoir sur la marque face à la révolution client. Avec les réseaux sociaux, ce consommateur girouette dispose d'une tribune formidable pour organiser sa résistance d'une manière plus efficace que ne l'ont jamais été les associations de défense des consommateurs. Là encore, les marketers doivent suivre. « On est passé d'un marketing orienté vers un client captif à un marketing orienté vers un client zappeur, observe Daniel Verschaere, directeur marketing Europe et Afrique de Kurt Salmon. Les règles ont changé, les clients sont mieux informés, moins crédules et donc plus infidèles. »
Les techniques de ciblage se redéfinissent
Le consommateur "multiple" remet en cause la pertinence du ciblage. « Le marketing de masse devient l'exception », affirme Dominique Levy-Saragossi (Ipsos). Quels sont en effet les points communs entre une mère de famille âgée de 25 ans et résidant à Paris et une autre de dix ans son aînée habitant à proximité de Bergerac? Cibler les femmes de moins de 40 ans n'a plus aucun sens si le marketer n'y ajoute pas les variables de distance à parcourir pour se rendre dans une mégapole, de temps de transport et de budget disponible. La segmentation par âge, sexe, CSP ne suffit plus. « Les cibles homogènes n'existent plus, commente Dominique Levy-Saragossi. La segmentation doit être complétée par les variables attitudinales, le raisonnement par type de personne cède la place à un raisonnement par unité de besoins. » Le raisonnement s'appuie sur les comportements - qui fait quoi, où et quand? - et les réponses sont glanées dans les verbatims des internautes. Les consommateurs génèrent une masse importante d'informations a priori non sollicitées par le marketing, qu'il faut digérer et structurer pour les comprendre. « Aujourd'hui, les consommateurs répondent à des questions que l'on ne leur pose pas », glisse Dominique Levy-Saragossi. Les études de marché quantitatives perdent de leur sens au profit d'études qualitatives. Les instituts rénovent leurs méthodes. Ils privilégient l'interaction, en demandant par exemple à l'acheteur de prendre une photo au lieu de prendre des notes, car ce mode d'expression - instantané et non verbal - correspond mieux à l'air du temps. Sur Internet, les outils de plus en plus sophistiqués de mesure d'audience traquent les clics, «like» et autres traces de surf. « Les marques se nourrissent des analyses des commentaires déposés en ligne par leurs ambassadeurs, chargés de tester les produits avant leur lancement », insiste Daniel Verschaere. Car si le produit déçoit et ne tient pas les promesses que suggère sa communication, le buzz est immédiat, radical, et quasiment fatal.
Pierre-Louis Dubois, professeur à l'université de Montpellier
« LES BASES DU MARKETING DES ANNEES 50-60 - PRIORITE AU CONSOMMATEUR ET AUX STRATEGIES POUR LE SATISFAIRE - N'ONT PAS EVOLUE. »
@ ©Photos : DR
Contrat de confiance ou de défiance
« La démocratisation du digital a engendré un nouveau syllogisme de la communication l'audience se fragmente, les points de contacts se multiplient et les grands médias disparaissent - les individus devenant eux-mêmes des médias via leurs blogs et les réseaux sociaux », analyse Yan Claeyssen. Conséquence: l'image de marque n'est plus le seul résultat de ce que décide l'annonceur, créations et achat d'espace publicitaire à l'appui. Les remarques des clients la façonnent. « Nous sommes là face à un changement de paradigme, conclut Yan Claeyssen. La relation client devient constitutive de l'image de la marque. » La gestion de la relation client, longtemps cantonnée au service après-vente, gagne une audience telle qu'elle bouleverse les fondamentaux du marketing. L'expérience client est relayée sur les blogs, sur les réseaux sociaux, dans les sites comparateurs, et elle cartonne. « La qualité du service fonde cette nouvelle relation client», constate Daniel Verschaere. Les poids lourds de l'e-commerce ont montré le chemin. Amazon échange sans discuter le produit d'un client mécontent. « Les consommateurs, plus compétents, attendent un discours juste, car la dissonance fait écho, relève Dominique Lévy-Saragossi. Le marketing ne peut plus se contenter d'être puissant: il doit être intelligent. » Pas question pour les annonceurs de mentir ou même d'avancer le moindre argument non vérifiable. Certes, la marque reste un vecteur central, mais elle n'échappe pas à la crise de légitimité qui secoue la société. Le marketing client supplante ainsi le marketing de marque. « Le marketing client utilise les technologies pour personnaliser le discours, manager les communautés, mais aussi offrir des services personnalisés, détaille Yan Claeyssen (ETO). Il conjugue ce que j'appelle les effets utiles et le brand content en fonction des individus. » Demain, il pourrait aller encore plus loin. C'est du moins ce que laisse à penser l'émergence du VRM (Vendor relationship management) - ou gestion de la relation vendeur - un nouveau paradigme, réciproque du CRM. Arrivé des Etats-Unis, le VRM fait l'objet d'un premier projet initié au Royaume-Uni, le projet Mydata/Midata. Son objectif, inciter une vingtaine de grandes entreprises (citons BarclayCard, HSBC, Mastercard, Everything Everywhere, Google...) à partager les données qu'elles possèdent sur leurs clients avec ceux-ci. En exploitant eux-mêmes leurs données, les consommateurs pourraient ainsi, au moyen d'applications dédiées, mieux appréhender leur budget, leurs habitudes de consommation et décider d'acheter en connaissance de cause au lieu de céder aux sirènes du marketing. Une façon de renverser la relation entre l'offre et la demande, entre la marque et son client et, finalement, de tordre le cou à la méfiance ambiante.