L'ultime avatar du corps objet
A côté de l'exposition "Körperwelten"* (univers des corps), les descriptions opératoires des performances sexuelles de Catherine Millet ne sont que de la pâle roupie d'eurosansonnet. Car, après le sexe épandu dans tous ses états, c'est le corps-objet mort qui est donné en spectacle. La jouissance du pervers est à son comble dans cet agencement d'innovation technique et scientifique, de marketing et de commerce de corps dociles. Le profit encore plus fort que la mort ?
D'abord, un slogan que ne renierait pas une agence de communication : "La
fascination de l'authentique". L'affiche n'hésite pas à emprunter la veine
réaliste : "Une exposition anatomique avec 250 préparations de véritables corps
et organes humains, certains affectés d'un cancer ou d'un infarctus"... Et il
ne s'agit rien moins que de venir observer un corps d'homme portant sa propre
peau, un écorché jouant aux échecs et d'autres cadavres en coureur, lanceur de
lasso, cavalier, ouvrant les tiroirs de leur propre corps... Autant d'êtres
humains ayant réellement existé... Ces dizaines de corps humains ont été
écorchés, dépecés entièrement ou en partie, sciés en tranches ; leurs organes,
leurs muscles, leurs vaisseaux disséqués, puis réarrangés et mis en scène. Dans
cette exposition destinée au grand public, il est même précisé que les
anatomies sélectionnées peuvent être touchées... Mais serait-ce un seul désir
de contemplation morbide qui ferait courir Bruxelles, après Manheim, Vienne,
Bâle, Cologne, Oberhausen et le Japon ? Tel est-il qu'avant l'ouverture de
l'exposition à Berlin, le corps allongé de la femme enceinte, tout foetus
dehors, avait été placé dans un bus transparent comme objet promotionnel et
exhibé dans les rues de la ville... Dans la surenchère hystérique de
consommation ne reste-t-il plus que la mort pour garantir des sensations fortes
? Le problème s'avère évidemment plus complexe. Les visiteurs viennent voir
des "plastinats". Ce sont des cadavres préparés selon un nouveau procédé de
momification, la plastination. Inventé par le docteur Gunther von Hagens, il
consiste à remplacer l'eau et la graisse des tissus par une substance plastique
spécifique. Celle-ci durcit de telle sorte que les organes se conservent pour
l'éternité. Cet anatomiste prétend se mettre au service de la connaissance et
rendre à l'anatomie la dimension holistique qu'elle a perdue après la
Renaissance. Mais ses ambitions ne s'arrêtent pas là. Il a fondé un immense
institut "Plastination City". Sur 30 000 m2, implanté dans une zone
industrielle de la ville chinoise de Dalian en compagnie d'entreprises
pharmaceutiques et de logiciels informatiques, cet institut compte déjà 200
collaborateurs. Il prévoit d'organiser l'exposition "Körperwelten"
simultanément dans plusieurs villes du monde et d'ouvrir un "musée de l'être
humain"... Pour son étrange commerce, von Hagens brouille les pistes et mélange
les genres. Il parle de « culte divin du corps », de « divertissement
anatomique », de « démocratisation du corps », de « non falsifié à l'époque de
la reproductibilité illimitée >... Selon lui, « le mort devient une
personnalité après sa plastination. » Avis à tous les gogos de la célébrité et
de l'immortalité et autres refoulés du Loft ? D'après le dossier de presse qui
relate les articles des différents pays où l'exposition a eu lieu, les médias
ne se sont guère distingués par la qualité de leurs débats. Ils ont souvent
adhéré à l'exposition, au nom de l'exaltation de la modernité. Ainsi, a-t-on pu
lire : « Pour la première fois, l'homme peut avoir une vue zoologique de
lui-même en tant qu'étranger. Quand on regarde les plastinats de von Hagens, on
regarde quelque chose de passé, de lointain ou du moins qui s'éloigne.
L'exposition est-elle un indice du passage d'une époque humaniste à une époque
techno ? » ; ou encore ce slogan-perle : « A Berlin, on peut voir des morts
courir et des vivants figés d'admiration ». Sachant qu'un petit détour par le
registre des pathologies n'est jamais infructueux, voyons le Dictionnaire de
psychanalyse au chapitre perversions : "Le pervers provoque et défie la Loi.
(...) Mais le pervers est également soucieux d'établir les fondements mêmes de
toute Loi, et il devient volontiers moraliste. Sade est un prêcheur, et tout
pervers se découvre une vocation d'éducateur ou d'initiateur. La remise en
cause des "valeurs" l'incline à refaçonner et réinterpréter la réalité
communément observée dans une transfiguration poétique, artistique ou
mystique."** Dans le cas de Körperwelten, on pourrait évoquer la notion de
transfiguration commerciale. Tout en continuant à cacher l'objet de sa
jouissance grâce à un discours rationnel et rassurant, le pervers recherche
l'adhésion du plus grand nombre. Ainsi, un visiteur sur cinq ayant déjà vu
l'exposition a fait part de son souhait d'être plastiné après sa mort. Plus de
3 000 personnes ont signé un document de consentement. La conservation des
cadavres est en passe de devenir une industrie. Et les cadavres, un marché
grâce aux nouvelles techniques scientifiques et au marketing. Le dispositif mis
au point par Gunther von Hagens constitue-t-il le symbole ultime de la
domination du commerce sur les valeurs éthiques et le respect des sensibilités
culturelles ? Consacre-t-il ainsi la résignation à l'inaffectivité du "Bof, du
moment qu'il y a un marché" ? Trop mortel, comme question ! * "Körperwelten",
Caves de Cureghem, Abattoirs et marchés d'Anderlecht... Jusqu'au 24 février
2002, 24, rue Ropsy Chaudron B-1070 Anderlecht-Bruxelles T 32 (0)2 528 19 00
** Editions Albin Michel