L'entreprise floue dans un monde virtuel
Le concept déjà ancien d'entreprise floue prend un relief nouveau dans un monde économique où tout se virtualise. Ce concept d'association temporaire de compétences, dans le cadre d'une structure juridique existante, ou en dehors de celle-ci, se propage rapidement grâce aux NTIC et au contexte plus favorable de l'emploi facilitant la prise de risques. Une tribune de Frédéric Tavera, président de IP Montage, conseil en organisation d'entreprise.
«Les dernières années ont établi, en l'absence de nouveau modèle pertinent,
la domination de l'économie de marché sur l'économie planifiée. Les grandes
organisations, publiques ou privées, sont la proie de multiples mouvements :
recherche d'efficacité accrue se traduisant parfois simultanément par des
recentrages durs ou par des fragmentations censées les rendre plus
compétitives, mais aussi recherche de nouvelles activités ; rayonnement mondial
pour celles qui le peuvent ou le ressentent comme une nécessité. Il est aisé de
remarquer la multitude de rôles que jouent aujourd'hui ces grandes
organisations : du solidaire "éthique" à la gestion précise de leur métier de
base. De fait, le périmètre de ces entreprises importantes, qu'on l'apprécie de
l'intérieur ou de l'extérieur, s'est déplacé. A l'instar des Etats, elles
cherchent à attirer et à garder chez elles les collaborateurs et à séduire les
consommateurs. Elles recomposent également de façon permanente leur
organisation interne. La conséquence en est une refonte du contrat social liant
chaque collaborateur à son entreprise. Il faut donc inventer de nouvelles
organisations pour répondre à des besoins en apparence contradictoires :
sécurité et appartenance de ses collaborateurs actuels et à venir, mais en même
temps besoin d'autonomie et de liberté d'action, qu'il convient par ailleurs de
mettre en regard des nouvelles techniques disponibles, notamment en matière de
traitement de l'information.
Quant aux fondements de l'entreprise floue
L'interrogation à propos de l'entreprise floue prend là tout
son sens : quels en sont les fondements, les conséquences immédiates, que
peut-on en déduire pour l'organisation future des entreprises pour appréhender
de nouveaux marchés ? Les entreprises qui fabriquent des produits standardisés
maîtrisent bien les grandes séries. Elles y parviennent notamment en
réorganisant continûment les productions pour réduire les coûts :
délocalisation, flexibilité, conversion des coûts fixes en coûts variables...
Ces déplacements permanents sont la conséquence de multiples changements de
logique. Nous sommes ainsi progressivement passés de la hiérarchie à la
compétence, d'une économie administrée à une logique concurrentielle, d'une
vision analytique à une vision globale, de la notion de monopole à la notion de
marché.
Quant aux conséquences générales
De facto, les
lieux de production d'objets, d'organisation, de savoir, se sont disséminés. Le
nombre, la qualité et la vitesse de propagation des innovations se voient
considérablement augmentées. A l'ère des nouvelles technologies de
l'information et du nomadisme électronique, nous disposons désormais de lieux
multiples d'émission /réception de données liées à l'élaboration de produits ou
de services. Les compétences sont mises en réseau. Nous nous dirigeons
progressivement vers le bureau virtuel, qui n'existe que sous forme de
représentation mentale, accessible 24h/24 si nous pouvions travailler sans fin,
ce qui n'est pas sans conséquence sur la frontière vie privée et la vie
professionnelle, désormais amenuisée. L'ensemble de ces changements, engendré
par la multiplication ou le déplacement des lieux de savoir, entraîne une
disparition simultanée du centre et de la périphérie. Des procédures en nombre
croissant démarrent sur l'initiative de l'usager ou du client, pour être
ensuite pilotées par des systèmes asservis qui ne dépendent plus d'une seule
mais de multiples entreprises spécialisées, aux compétences complémentaires
mises en réseau. A l'égard du personnel, les enjeux sont considérables, mais il
convient d'être très nuancé, car plusieurs logiques coexistent : - la
délocalisation est sans doute faite pour se rapprocher de futures zones de
consommation, mais aussi pour réduire les coûts de production et tirer parti
d'une main d'oeuvre moins protégée et moins organisée. - Certaines productions
très automatisées et qui ont été maintenues en pays développés, rendent chaque
collaborateur essentiel dans le processus de fabrication : la dépendance des
organisations envers leurs personnels en termes de compétences, d'implication,
de capacité d'innovation, de vitesse d'exécution s'en trouve accrue. - Les
entreprises renforcent la logique d'appartenance. Les collaborateurs veulent
comprendre le processus global et souhaitent, tout à la fois, disposer d'une
vision partagée de l'ensemble des étapes d'un projet et pouvoir définir des
objectifs individuels qui reflètent l'autonomie qui lui est octroyée et être
appréciés par rapport à eux.
Quelle organisation pour de nouveaux marchés ?
Les groupes industriels mènent de front plusieurs
stratégies. Les secteurs économiques axés sur la technologie qui connaissent
une évolution rapide de leurs savoir-faire, mettent en place des structures
d'incubation (pépinières, couveuses d'entreprises), relayées par des fonds
d'investissement, destinées à valoriser et retenir les membres les plus
entreprenants de leurs équipes, à organiser la surveillance de créneaux futurs
et à mettre en place des modes d'organisation adaptés à la demande
consommateur. Les secteurs de l'économie plus traditionnelle préfèrent souvent
chercher à valoriser en externe brevets et savoir-faire, en prenant plus ou
moins appui sur leur personnel. Ils cherchent aussi à externaliser une majorité
d'activités fonctionnelles. L'entreprise se transforme alors progressivement en
un ensemble virtuel, gestionnaire de processus dématérialisés dont l'un des
principaux objectifs est d'enserrer le consommateur dans un maillage lui aussi
virtuel où l'honnêteté voudrait que lui soient proposés des signes qui aient un
peu "d'épaisseur" et de pérennité. »