L'audace pour relancer la machine désirante
Face aux coups de butoir des alters et autres “décroissants”, la marque doit se doter d'une éthique et non s'emparer d'un discours moral. C'est l'opinion de Benoît Heilbrunn, philosophe, sémiologue et professeur de marketing, qui invite les marketeurs à sortir de l'autoprophétie permanente.
Après la publicité, le marketing est aujourd'hui diabolisé. Où a-t-il “péché” ?
Benoît Heilbrunn : C'est un paradoxe car, étymologiquement, le diable est celui qui sépare. Or, justement, le marketing est peut-être aujourd'hui ce qui nous rassemble du fait que la consommation est devenue notre lot commun. Par le passé, quand on parlait de société de consommation, on partait du principe que la consommation ne faisait pas partie de la société, que c'était quelque chose d'extérieur aux individus. Aujourd'hui, on passe 60 % de notre temps disponible à des activités dites de consommation et le marketing a absorbé l'ensemble des activités de la vie sociale et même intime. Ce n'est pas un champ que l'on peut circonscrire, c'est quelque chose de tentaculaire qui s'immisce dans tous les pores de la vie sociale et c'est donc plus difficile de l'identifier. Le vrai enjeu citoyen, c'est d'alerter les individus sur les mécanismes de propagation du marketing.
N'est-ce pas le rôle que se sont assigné les alters ?
BH : Les alters illustrent le fait que, lorsque l'on inverse le signal, en l'occurrence celui du capitalisme, on est toujours dans le signal. José Bové a très bien compris que pour se faire entendre, quels que soient d'ailleurs les termes de son propos, il fallait se gérer comme une marque en cristallisant des éléments de reconnaissance - pipe, moustache, chemise rayée, etc. - et faire un maximum de bruit sur le marché médiatique par des actions spectaculaires qui prennent finalement les citoyens en otage. Mais ce faisant, en utilisant les armes d'un prétendu adversaire qui serait le système des marques, il me semble que l'on se trompe de combat et que, pire encore, on nie l'idée même d'altérité, d'où le contenu extrêmement pauvre et laconique de mouvements comme Attac. Ce qui décrédibilise la plupart des altermondialistes, c'est qu'ils ne proposent finalement aucune alternative crédible au développement du marketing. La diabolisation du marketing ne suffit pas à fonder un projet de société.
L'opinion se méfie pourtant du marketing ?
BH : Oui, l'opinion pense que le marketing s'inscrit dans une seule logique mercantile. On aura beau diaboliser les marques, celles-ci nous sont pourtant extrêmement importantes sur le plan économique, sur celui de la praticité, du confort mais aussi de leur capacité à égayer l'espace social. Il est important, me semble-t-il, de trouver une troisième voie qui consisterait à considérer que les marques sont nécessaires à la société et aux individus, qu'elles sont tout de même des facteurs de progrès social et qu'il est possible d'envisager une éthique des marques. J'entends ici l'éthique au sens d'une capacité à définir et faire vivre un projet ; l'éthique induit une façon de se comporter dans l'existence et de résister à ses aléas avec un credo et des convictions. Une marque éthique est une marque qui met en cohérence ce qu'elle dit et ce qu'elle fait. Elle défend des positions idéologiques en ne se plaçant pas exclusivement du côté de la rentabilité ou de la “bien-pensance”.
Toutes les marques ne racontent-elles pas la même histoire ?
BH : Effectivement, le véritable problème du marketing, c'est qu'il neutralise le discours et donc le désir. Le désir se fonde sur la différence, or les marketeurs, du fait de leur manque de créativité, ne semblent plus guère avoir la capacité à créer de la différence. Le marketing, qui est pourtant fondé sur l'idée de segmentation, donc de discrimination, est aujourd'hui de plus en plus incapable de discriminer les consommateurs, notamment sur la base de leurs attentes. Il y a une sorte de moyennisation de l'offre autour de produits qui sont comme des prototypes sans âme ne satisfaisant personne mais offrant une sorte de paix sociale.
Comment expliquez-vous cela ?
BH : Par peur du risque, par convention. Le premier réflexe du chef de produit est de regarder ce que font ses concurrents puis de tâter le pouls du consommateur, d'où une sorte d'autoprophétie permanente que glorifient les études de marché en niant une grande part de ce qui faisait la créativité du marketing, à savoir sa capacité à prendre des risques. Souvenez-vous du fameux “moins de tests, plus de testicules” de Séguela. C'est au seul prix du risque et de l'audace que l'on peut relancer la machine désirante. Or, justement, l'affadissement du discours des marques traduit une société qui n'est plus capable de désirer. Le véritable danger du marketing, c'est qu'il signe la mort de l'économie libidinale en imposant une économie sans joie.
Est-ce l'individu ou la société qui est incapable de désir ?
BH : Comme le montre très bien le philosophe Bernard Stiegler, il n'y a plus de processus d'individuation personnelle et collective. Les gens ont de plus en plus de mal à se sentir appartenir à des groupes et à se sentir appartenir à eux-mêmes. Et ça c'est le paradoxe du marketing : il est apparemment fondé sur la réponse aux désirs, alors qu'en fait il est en train de tuer le désir par une approche monotone et monocorde. Le marketing dans son état actuel parachève le phénomène de désenchantement du monde, alors même qu'il n'arrête pas de nous parler d'utopie et de réenchantement.
Comment sortir de cette impasse ?
BH : Le premier pas, c'est de responsabiliser les consommateurs et d'arrêter de les prendre pour des assistés. Il faut en outre des structures d'explication des mécanismes de la société de consommation. La consommation, qui fait partie de la vie civique, devrait faire l'objet d'un enseignement à l'école primaire, car après tout c'est tout aussi important que de parler de la laïcité. Il y a aussi la responsabilité du politique. Il doit remettre des barrières symboliques pour circonscrire le champ du consommable et le champ du marketable. Mais, comme nous vivons dans une société qui a du mal à polariser, c'est-à-dire à définir des pôles de valeur, nous avons du mal à redessiner des frontières. Or, il faut le faire pour réassigner une place aux marques et au marketing.
Le malaise ne vient-il pas du fait que nous nous pensons d'abord comme des consommateurs ?
BH : Non, je ne suis pas d'accord, car consommer n'est tout de même pas notre raison de vivre ! Le consommateur est une construction théorique de l'économie pour comprendre les processus de choix des produits. Personne ne se définit comme consommateur. Nous sommes des individus qui devons réapprendre à être des citoyens.
Les “décroissants” se définissent par rapport à leur ras-le-bol de la société de consommation...
BH : La déconsommation est en train de devenir la bienséance. On se sent obligé de dire qu'elle est obligatoire et nécessaire. Derrière cela, il y a bien sûr une réalité écologique. Mais il est illusoire de penser que les gens vont consommer moins ; ils vont consommer différemment, on va aller vers des produits plus légers, recyclables, plus simples d'utilisation, etc. Mais je ne vois pas comment un individu éduqué depuis cinquante ans à consommer se mettrait subitement à déconsommer. Il va réallouer ses dépenses. Et faire des arbitrages entre des produits qui ne sont pas en concurrence frontale. Symboliquement, dans une décision d'achat, un lecteur de DVD va entrer en concurrence avec un VTT ou un panier alimentaire. Et bouleverse totalement l'idée que l'on se fait de la concurrence entre les marques, puisque la concurrence sera de plus en plus intersectorielle.
Face à ces bouleversements, qui ne sont pas vraiment nouveaux, la manière de faire du marketing reste très traditionnelle...
BH : Tous les produits sont potentiellement concurrents si l'on se place du point du vue du consommateur. Or, le marketing est autocentré et il a laissé passer cette idée qu'il faut raisonner en termes de budgets de consommation et en termes de scénario de consommation. On va revenir à des études traditionnelles économétriques sur la structure du budget des ménages. Après, pour la vie des marques, il y a le problème du discount qui est un vrai problème car il remet en cause la vision managériale “classique” de la marque.
C'est-à-dire...
BH : Depuis trente ans, la marque est gérée par des financiers. Sa fonction est de créer de la valeur économique, donc du premium, du différentiel de prix. Pendant très longtemps, on a considéré que la force d'une marque résidait dans sa capacité à générer un surprix par rapport à ses concurrentes. Les marques ont ainsi essayé de trouver des subterfuges pour légitimer cette valeur ajoutée. On est alors entré dans une société publicitaire où la valeur d'image permettait de légitimer la valeur ajoutée économique. Ce qui change, c'est que l'intensité concurrentielle favorise la diffusion des innovations et participe à un nivellement des processus de production qui engendre nécessairement un nivellement qualitatif et qui devrait, en pratique, correspondre à un nivellement tarifaire. Les Allemands, qui ont une vraie culture consumériste puisqu'ils privilégient toujours le rapport qualité/prix, l'ont parfaitement compris. Et c'est eux qui ont créé le hard discount. Aujourd'hui, et c'est cela la révolution, les grandes marques sont en train d'entrer dans le hard discount. C'est la crise du modèle du premium. A mon avis, deux logiques vont se dessiner : soit la marque sera capable avec de l'audace d'apporter une réelle contribution à ses consommateurs, qu'elle qu'en soit la nature ; soit la marque sera obligée de se positionner sur un axe prix, comme l'illustrent des exemples aussi différents que Cristalline, la Logan ou Décathlon. Dans cette logique, on ne résonne plus en termes de premium ; on revient à une notion dont est empreinte toute la théologie économique depuis Saint-Thomas d'Aquin : le juste prix. Les marques doivent réinstaurer ce contrat fondé sur le juste prix. D'autant qu'il est facile à établir puisqu'il y a des comparatifs avec les MDD et les marques premier prix. Ce n'est pas la mort de la marque, cela veut dire qu'il faut la penser différemment. Les marques qui ne pourront justifier aucune contribution réelle pour le consommateur sont donc condamnées à une guerre des prix et des marges. Le marketing a choisi la parole contre l'objet, les marques de demain choisiront l'usage contre le symbole.
Que devient le brand manager dans ce scénario ?
BH : Le brand manager a deux fonctions. La première est économique. Il doit faire vivre sa marque de façon rentable, réfléchir à des modes de fabrication moins chers, travailler à la mise sur le marché de produits à des prix décents par rapport à la concurrence. Sa seconde fonction, c'est de réfléchir à des idées pour débanaliser sa marque, et pas uniquement avec une campagne de pub mais avec des vraies idées qui puissent être lancées sans forcément faire des études de marché, consommatrices de ressources qui pourraient être plus utilement attribuées à des lancements de produits.
Et le chef de produit...
BH : Je crains fort qu'il ne soit en train de devenir l'OS du XXIe siècle, c'est-à-dire un ouvrier spécialisé qui applique de façon systématique des méthodes tayloristes. Aujourd'hui, il exécute une symphonie qui a déjà été écrite. C'est le Charlie Chaplin des temps modernes. Là où il y a une ambiguïté, c'est qu'on lui donne l'illusion qu'il a un pouvoir économique et symbolique qu'il est souvent incapable de gérer, faute de curiosité et de culture. On le voit très bien dans la réinterprétation mal digérée des codes culturels par la publicité. Et il faut se battre contre ce phénomène dont sont en partie responsables les écoles qui glorifient le management aux dépens du commerce. Or, s'il y a un dieu du commerce, il n'y a pas à ma connaissance de dieu du management. Voici pourquoi mon métier de professeur ne consiste pas à former des managers, mais à susciter la curiosité et la réflexion chez de jeunes personnes qui auront à manier du capital symbolique et économique. D'où l'importance d'un enseignement qui laisse toute sa place aux sciences humaines, à l'esthétique, et de façon générale à l'histoire des idées. Il faut donc revenir à une formation sous la figure tutélaire du dieu Hermès. C'est-à-dire le voyage, l'ouverture à l'autre, l'altérité...
Parcours
36 ans, HEC, EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales). Professeur de marketing à l'ESCP-EAP et consultant dans le domaine de la gestion des marques. Philosophe et sémiologue de formation, il s'intéresse à l'économie des marques, à la sociologie de la consommation et au monde des objets. Il est notamment l'auteur de Le logo (PUF, Que-sais-Je ?) et coordinateur de La performance, une nouvelle idéologie ? (La Découverte). Son prochain ouvrage, La consommation et ses sociologies, sortira en octobre chez Armand Colin.