L'alimentation : une nouvelle religion ?
Pourquoi les consommateurs européens, et plus particulièrement les Français, sont-ils viscéralement anti OGM ? Pourquoi sont-ils si effrayés par toutes les manipulations dont pourraient être victimes les aliments ? Pour Michel Dubois, ingénieur agronome et docteur-ingénieur, directeur R&D dans l'industrie agro-alimentaire, les réponses sont à chercher dans notre relation quasi-mystique avec la terre nourricière.
«Les scientifiques, de façon quasi unanime, affirment que les plantes
issues des biotechnologies, les fameux OGM, autorisées à l'alimentation
humaine, ne représentent pas de risque pour la santé publique. La pomme de
terre, la carotte, pourraient être beaucoup plus toxiques. Cela dépend de la
partie mangée, et comment elle l'est : cuite ou crue. Certaines plantes, comme
le manioc, sont mortelles non cuites. La surveillance sur les OGM est telle que
le risque de l'apport des quelques gènes transférés est certainement moindre
que celui des recombinaisons induites par les obtentions d'hybrides. La
technologie n'est pas dangereuse en soi.
Une atteinte à l'intégrité culturelle
Pour le maïs, OGM ou pas, incapable de se reproduire
sans l'homme depuis sa domestication, quel est le risque pour l'environnement ?
Quel est le risque de l'apparition d'une pyrale, (papillon dont les chenilles
sont nuisibles aux cultures), résistante capable de se développer sur un maïs
contenant une protéine insecticide ? C'est celui du créateur de la variété !
Peut-on s'angoisser de devenir résistant à un antibiotique ? Nous le sommes,
sinon nous ne pourrions pas en prendre pour nous soigner. Comment s'effrayer
qu'un papillon meurt de manger une plante qui produit un insecticide spécifique
des papillons ? Pourquoi s'effraye-t-on de la présence d'une toxine spécifique
dans la plante ? Les plantes que nous mangeons produisent toutes des
phytoalexines (antibiotiques naturels), et, afin de résister aux pathogènes et
prédateurs, mettent en place des mécanismes de défense.
L'analyse objective ne peut expliquer une telle hostilité à l'égard des OGM.
L'hostilité des médias et des consommateurs à l'égard des OGM ne peut pas
s'expliquer uniquement par des données rationnelles et objectives. Il y a un
sentiment de danger, d'atteinte à l'intégrité culturelle. Tous les risques
imaginables, en ce qui concerne le vivant, sont possibles ! En matière de
reproduction et de sexualité, la vie a été d'une créativité hallucinante. En
alimentation aussi, depuis la plante carnivore, jusqu'à l'animal à absorption
passive, sans bouche. Les cycles de transmission de maladies, les relations
parasitaires, quelle imagination... Mais ceci n'est pas spécifique aux OGM.
Pensez : deux ou trois gènes transférés. Que dire de l'invention du triticale
(croisement de différentes espèces de blé et de seigle), du colza, de tant
d'autres hybrides ? Posons-nous deux questions. Pourquoi la majorité des
citoyens français et européens est-elle instinctivement, viscéralement contre
les OGM ? Pourquoi leur hostilité s'exprime-t-elle toujours par une longue
liste de griefs, comme s'ils portaient tous les péchés de la terre : les
produits du grand capital, de la mondialisation - américain de surcroît ; issus
de brevets - interdit sur le vivant ; menant à la malbouffe - cela va de soi ;
non naturels - le blé, la vigne, le maïs, le seraient bien sûr ; inféodant les
agriculteurs - eux seuls auraient le devoir d'être indépendants de l'économie
globale... ? On peut dresser la liste d'arguments connus : le citoyen ne sait
plus comment sont fabriqués les aliments ; citadin, il a perdu le lien avec
l'agriculture, toujours plus technique ; il a perdu la représentation d'une vie
qui se repaît de la vie ; la violence de la vie carnassière est masquée, mais
personne ne veut la démasquer...
Un lien profondément religieux
Mais ces arguments disent autre chose de plus profond :
ils disent que le lien avec ce que l'on mange est religieux. Plus il sera
distendu dans la réalité, plus le besoin de le reconstruire dans le mythe sera
fort. Vouloir des produits tracés, ce n'est pas demander le nom et la qualité
de la vache dont nous mangeons le roast-beef. Ce serait franchement indécent.
Ce que nous voulons, c'est parler de la terre, voir la prairie, admirer la
naissance des veaux. Un pain tracé est fait de variétés voisines qui ont poussé
sur un même terroir. Un vin tracé vient d'un château, d'un seul. Un fromage
tracé vient du lait d'un seul troupeau, lequel se nourrit des prairies qui
jouxtent l'étable. Un plat cuisiné tracé ? Impossible ! Sauf s'il vient de
cette cuisinière mythique qui a trouvé tous les ingrédients dans sa ferme. Qui
prétendra que l'origine de la nourriture est mauvaise ? Ce qui nous permet de
vivre est toujours suffisamment bon, comme notre mère fut suffisamment bonne
pour nous permettre d'exister... Les psychanalystes le savent : lorsque
l'enfant doute que sa mère est suffisamment bonne, il sombre dans la psychose.
Et mythiquement, la Nature est notre mère. L'origine, c'est le soubassement de
notre identité. Que trouvons-nous à table, ensemble, entourant ce centre
magique où fume un plat longuement préparé, où un château au nom qui fait rêver
trône déjà. La Terre est à table ! La Terre et ses fruits, ces fruits qui
proviennent de ses entrailles, qui sont venus des forces de la Vie,
accompagnés, poursuivis par le Travail des Hommes. En ce lien convivial où le
partage règne en maître, nous voulons que la totalité, l'emblème de notre
communion soit au milieu de nous. Quoi de plus sûr, quel havre plus reposant
que la table où ensemble nous mangeons ce qui provient de la Terre, de la Vie,
des Hommes et de leur Travail. Oui, nous voulons une histoire de la Terre,
invitée à notre table, qui doit être racontable. Ce qui ne l'est pas est de
l'ordre de l'interdit. Car la relation à l'aliment est d'abord une relation
religieuse païenne. C'est ainsi que les mouvements new age, souvent
panthéistes, sont très virulents contre les OGM... Soyons conscients que la
table mythique présentée ci-dessus est décrite dans la célébration chrétienne :
à la place de la Terre, le Christ... Lorsque Dieu n'est pas transcendant mais
immanent à la Nature, toute atteinte à la Nature est sacrilège, à l'opposé du
développement occidental du dernier millénaire. »