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L'alimentation stratégique

Manger aujourd'hui n'est pas simple, c'est le moins qu'on puisse dire… Interrogeons-nous sur cette complication (plus que complexité) à l'ère de l'hyperindustrialisation alimentaire et des normes nutritionnelles en vigueur.

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Peut-on manger aujourd'hui “naïvement”, par désir, envie de se donner un bon moment seul ou avec d'autres, jubiler d'avance à l'idée d'un superbe repas ou d'un aliment apprécié, pour un moment de total plaisir, sans culpabilité ni précaution, ni calcul du ratio entre calories, bénéfices à court et long termes, praticité, temps passé… Peut-on aimer un aliment “en soi”, sans le parer de ses nutriments vitaminiques, oméga cholestérophage, allégement lipidique et autres avantages sensori-gustatifs, ou le honnir pour ses sucres “vides”, ses graisses cachées et délétères, ses rajouts chimiques ? Peut-on oser l'insouciance, quand l'obésité s'installe à la table des mangeurs français jusque-là préservée, et quand l'angoisse de “mal manger” se substitue au désir de manger tout court ?

Quand les critères s'érigent en normes

Une dichotomie singulière se fait jour avec de plus en plus d'intensité, entre le “bon/naturel” et le “mauvais/industrialisé”, qui fait les choux gras des causes nutritionnelles véhiculées par leurs gourous, affichés dans les médias comme les nouveaux docteurs du corps et de l'âme, référents incontournables dont la clientèle s'élargit à toutes les populations en quête d'un savoir-manger apparemment perdu.

Nouveau paysage alimentaire, où se côtoient le bon et le bien, le sain et le saint, où le “mal” touche aux produits transformés par une industrie agroalimentaire peu soucieuse de l'intérêt de ses consommateurs. Il faut s'interroger sur ces boucs émissaires que sont devenus les industriels de la “malbouffe”, au regard de politiques publiques précautionneuses qui voient s'alourdir leurs citoyens, pris dans les rets d'injonctions nutritionnelles auxquelles ils ne peuvent pas toujours répondre dans leurs actes. Les critères d'un “juste poids” lié au bien manger sont d'autant plus anxiogènes qu'ils s'érigent en normes.

L'angoisse de “mal faire” se conjugue avec la force d'injonction des normes. Mais ces critères concernent plus des aliments “nonconformes” que des modes de vie pas toujours choisis. Ils évacuent la question centrale de la cherté de produits auxquels les catégories les plus fragiles n'auront pas accès, et dont les habitus encouragent plutôt le roboratif que le léger, la viande statutaire plutôt que le poireau potager.

Une étude que nous avons menée sur les “nouveaux enjeux de l'alimentation” montre les effets de la fracture économique sur les attitudes alimentaires délétères, renforcés par la dépréciation de l'image de soi, le repli et une sédentarité plus importante. Elle montre également qu'il suffit de gratter un peu au-delà des discours, y compris chez les nantis, pour percevoir des plages de bonheur possible, entre le savoir et la maîtrise pour les uns, l'enracinement et la transmission de la culture culinaire pour les autres, le refus des normes pour certains, et pour tous la recherche d'une richesse symbolique qu'ils trouvent dans leurs pratiques et dans le “faire”. La façon de se nourrir a toujours été cadrée par des rites, des traditions et des savoirs, où le partage et la commensalité contribuent à la socialisation et au “vivre ensemble”.

La tâche est rude pour les entreprises

Ces règles, encore vivaces, prennent d'autres formes et sont mises en question – symboliquement plus que dans les pratiques – par l'offre industrielle du “tout prêt” et les diktats des normes nutritionnelles, comme si ces savoirs-là prenaient figure d'une nouvelle médiation, où la science et les médias sont pris à partie, entre le mangeur et ses aliments. C'est lui enlever bien du pouvoir et oublier ses ressources désirantes et créatives. La tâche est rude pour les entreprises, qui devront jongler entre critères de choix des consommateurs, soumission aux normes, positionnement de marque crédible et offre produits nutritionnellement corrects et désirables. Plus fondamentalement, elles devront respecter les libertés individuelles du mangeur à l'aune du souci d'altérité, condition essentielle d'une alimentation entre saveur et savoir, “bonne à penser” comme à désirer.

PAR DANIELLE RAPOPORT, PSYCHOSOCIOLOGUE, DIRECTRICE DU CABINET DRC

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