L'agriculture raisonnée dans la roue du bio
Souvent annoncée, mais jamais vraiment réalisée, l'agriculture raisonnée revient sur le devant de la scène avec un projet de certification nationale. Ce concept, moins connu que le bio, prêche pour une agriculture conventionnelle plus respectueuse de l'environnement et en quête de développement durable. Christiane Lambert, présidente de Farre, association chargée de sa promotion, milite pour que le poulet à "vingt balles" ne soit plus qu'un mauvais souvenir. Un pari de transparence et d'éthique qui génère à la fois l'intérêt et la méfiance des industriels de l'agroalimentaire.
Face au phénomène bio, le terme d'agriculture raisonnée fait figure de serpent de mer. Un concept un peu flou qui apparaît et disparaît régulièrement. De quoi s'agit-il exactement ?
L'agriculture
raisonnée est la traduction française du terme anglais "integrated-farming",
qui consiste à intégrer tous les paramètres de la biodiversité environnementale
à l'agriculture. Il s'agit de raisonner globalement entre les sols, les plantes
et les animaux. Les agriculteurs doivent appliquer des itinéraires techniques
et respecter dix grands principes énoncés dans le socle commun de l'agriculture
raisonnée publié en 1999. C'est une vraie remise en question de toutes les
pratiques d'une exploitation qui vise à augmenter les effets positifs et à
diminuer les effets négatifs de l'agriculture sur l'environnement. Cela répond
aux attentes de développement durable édictées au congrès de Rio de 1993. En
agriculture, il y a plusieurs manières d'y répondre, le bio et l'agriculture
conventionnelle durable.
En quoi est-ce si différent du bio ?
Le bio interdit d'utiliser des produits chimiques de synthèse,
mais permet l'usage de produits chimiques simples, notamment l'usage d'engrais
faisant partie d'une liste établie. C'est, de mon point de vue, un concept
facile à définir, mais difficile à pratiquer car difficile à maîtriser. A moins
d'imaginer une agriculture française entièrement bio, il existera toujours le
risque qu'un simple coup de vent influe sur une parcelle bio voisine. A
l'inverse, l'agriculture raisonnée est difficile à définir parce qu'il n'y a
pas d'interdits, mais une palette d'itinéraires techniques à suivre. Les
produits chimiques y sont considérés comme un médicament et non un aliment.
C'est un peu comme l'homéopathie par rapport à la médecine classique...
On ne traite que lorsque l'on ne peut pas faire autrement. On sait aujourd'hui
estimer l'intensité d'une attaque de parasites en posant des pièges à
papillons. On sait analyser les sols afin d'en connaître leurs besoins réels.
Il faut parfois traiter, mais raisonnablement et surtout éviter la
systématisation ou l'interventionnisme comme ce fut le cas dans le passé.
A vous entendre, on revient de loin ?
Il y a 20 ans,
personne ne triait ses déchets. Personne ne s'intéressait aux problèmes
quantitatifs et qualitatifs liés à l'eau. On pouvait se permettre de planter du
maïs au bord d'un ruisseau, comme il était permis de bâtir une maison près
d'une autoroute. Les Français ne se posaient pas ce genre de question. Ce
n'était pas vendeur. Et, dans ce contexte, effectivement les agriculteurs ne
pensaient pas forcément à optimiser les ressources naturelles dont ils
disposaient sur leurs exploitations. Ils pouvaient commander des tonnes
d'engrais pour leur maïs, alors qu'ils disposaient d'engrais naturels à
domicile. Cette époque de développement était basée sur des critères techniques
et économiques, mais peu qualitatifs. Avec les conséquences que l'on connaît
sur le goût, la santé et l'environnement. Mais c'est fini. Il y a eu Rio, la
crise de l'ESB.
N'est-ce pas un peu trop compliqué à comprendre par les consommateurs ?
C'est vrai que, jusqu'à présent, il
n'existait pas d'encadrement réglementaire, comme c'est le cas pour certains
signes de qualité, comme le Label Rouge. Mais la loi du 2 mai 2001 sur les
nouvelles régulations économiques va changer la donne. Puisqu'elle annonce que
le ministère de l'Agriculture va encadrer la définition, protéger l'utilisation
du terme "agriculture raisonnée" et organiser son développement. Nous sommes en
attente du décret d'application dont l'élément majeur est la définition du
référentiel d'engagement. La bible. Le ministère voulait le finaliser fin
juillet. J'espère qu'il sortira d'ici la fin de l'année. Mais c'est un gros
boulot. Il faut se mettre d'accord sur les niveaux d'exigence. Et je peux vous
dire que ce n'est pas aisé. Il y en a toujours qui disent que c'est trop ou pas
assez. Une organisation comme France Nature et Environnement, par exemple, est
particulièrement dure et très critique. Pour eux, en dehors du bio, point de
salut.
Vous voulez dire que l'agriculture raisonnée devrait bientôt bénéficier d'une norme officielle ?
C'est nouveau et ce
n'est pas encore sorti. Mais le ministère travaille sur l'établissement d'une
procédure pour l'obtention de l'appellation. Et cette démarche devrait être
expertisée par un organisme extérieur dépendant du ministère de l'Agriculture
et de la Pêche qui devrait s'intituler la Cnarqe (Commission Nationale
Agriculture Raisonnée de Qualification des Exploitations). J'espère que, d'ici
la fin de l'année, le référentiel sera connu et la Cnarqe créée.
Une CNLC (Commission Nationale des Labels et Certifications) en quelque sorte ?
Pas exactement puisqu'il ne s'agit pas d'une
certification produit, mais d'une démarche globale sur l'ensemble de
l'exploitation. Un agriculteur qui fait du poulet d'agriculture raisonnée doit
également être "tip-top" sur ses sols, ses bovins s'il en a. C'est cette
approche globale exigeante qui rend les choses plus compliquées mais plus
éthiques.
Cela veut-il dire que les consommateurs pourront désormais savoir si les produits qu'ils achètent proviennent d'une exploitation "raisonnable" qui respecte l'environnement ?
Je fais partie de
ceux qui y sont favorables. Et je me bats pour qu'il y ait une mention
informative et un logo sur les produits pour faire la différence. Les
consommateurs veulent savoir et les producteurs veulent qu'ils sachent. Il
existe une alliance objective entre eux, comme souvent d'ailleurs. Ils veulent
connaître les modes de production, comme c'est déjà le cas pour les produits
bio. Ils savent qu'il y a un cahier des charges précis et une certaine éthique
par rapport à l'environnement.
Au fond, bio et agriculture raisonnée mènent le même combat marketing ?
Nous tendons tous les
deux à développer l'offre qualitative du marché. Le bio a lancé la vague et
nous sommes bien décidés à surfer dessus. Le bio ne peut répondre à toutes les
attentes. Il a beau se développer très vite et atteindre des croissances de 14
% sur certains segments, il ne représente encore que 1,5 % de la surface
agricole utilisable en France. Nous, nous visons les 98,5 % restants.
C'est-à-dire l'agriculture conventionnelle durable. Alors, bien sûr, pour
l'instant, seule la moitié des agriculteurs fait de l'agriculture raisonnée et
l'autre moitié traîne les pieds avec de fortes disparités par secteurs. Mais
ceux qui ne s'y seront pas mis d'ici deux à trois ans auront de gros soucis à
se faire pour parvenir à accéder au marché.
Pensez-vous aussi que la qualité a un prix ?
La distribution dit à qui veut l'entendre
que, dans dix ans, le bio sera au prix du conventionnel. Ce qui serait une
ânerie monumentale. Le meilleur moteur de développement, c'est quand même
l'incitation prix. Parce que la reconnaissance et la dignité du métier, c'est
bien mais, pour mettre en oeuvre ces exigences, il y a des coûts
supplémentaires.
Comment réagissent les industriels de l'agroalimentaire ?
Certaines entreprises agroalimentaires sont déjà dans les starting-blocks pour
utiliser des produits issus de l'agriculture raisonnée. On n'a jamais eu autant
de sollicitations par des entreprises qui ont déjà intégré des efforts
environnementaux. Mais, en ce qui concerne la communication sur l'appellation,
c'est une autre histoire. Les industriels freinent le fait d'indiquer la
provenance "agriculture raisonnée". Peut-être par peur que les consommateurs
n'aient la même exigence de transparence à leur égard en matière d'additifs, de
colorants ou de processus industriels. Peut-être ne sont-ils pas prêts à une
telle remise en question. Ceux qui freinent le plus ce sont l'Ania (Association
Nationale des Industries Agroalimentaires) et la CFCA (Confédération Française
des Coopératives Agricoles) qui craignent une confusion avec les autres signes
de qualité. Eux-mêmes pas forcément faciles à comprendre par le consommateur.
Le débat n'est pas tranché.
La grande distribution est-elle aussi mitigée ?
La grande distribution sent que le phénomène
"agriculture raisonnée" est porteur et voit que le bio patine un peu et a du
mal à fournir en grande quantité une large gamme de produits. Et ce, malgré sa
croissance et les aides qui lui sont octroyées par l'Etat. Généralement, les
distributeurs souhaiteraient que l'appellation agriculture raisonnée soit
indiquée sur le produit. Une enseigne comme Auchan a d'ailleurs déjà développé
sa propre filière produits avec son propre cahier des charges et lancé son logo
filière raisonnée avec un arbre et un soleil. Un coup d'enfer sur une série de
produits, comme les salades, les carottes, le pain... Alors, bien sûr, ils ont
profité du vide qui entourait encore l'appellation et ne tiennent pas compte de
savoir si l'exploitation respecte globalement l'environnement ou simplement sur
un produit comme nous-même le préconisons. Mais cela reste un pas vers la
reconnaissance du concept.
Justement, en matière de reconnaissance, on reproche souvent aux organisations agricoles leur manque de savoir-faire marketing et la faiblesse de leur communication. Comment allez-vous faire pour promouvoir l'agriculture raisonnée ?
D'abord, nous ne sommes pas les seuls acteurs de ce secteur. Mais nous avons un
rôle de communication interne et de proximité auprès des agriculteurs très
important. Nous travaillons en partenariat avec des organisations
départementales pour créer des réseaux et faire de la communication sur le
sujet. Nous devrions être prêts à faire de la communication institutionnelle
aux alentours de 2002. En ce qui concerne le grand public, nous avons déjà
commencé un travail d'échange d'informations et d'éducation en faisant venir
des leaders d'opinion, comme des associations de consommateurs, des formateurs,
des élèves dans nos "Fermes de rencontre". En fait, on tente de rendre le
consommateur plus intelligent pour comprendre les mécanismes naturels et de
production. Mais ça ne suffira pas. Le concept a beau être porteur, ce sont les
marques qui mettront en place les stratégies marketing et créeront l'effet
boule de neige.
Biographie
40 ans, mariée, 3 enfants, Christiane Lambert a tout de "l'agricultrice-woman". Fille, petite-fille, arrière-petite-fille d'agriculteurs, toutes les radicelles de son arbre généalogique plongent inexorablement dans un humus rural. A 8 ans, elle sait qu'elle sera agricultrice. A 19 ans, elle l'est. D'abord dans le Cantal, puis dans le Maine-et-Loire pour suivre son mari. Côté diplôme, foin de Grande Ecole. Elle empoche un bac D' (filière agricole) et un BTS de techniques agricoles et de gestion des entreprises. Sa vivacité d'esprit, sa vision optimiste de l'agriculture et son envie inexorable de faire bouger les choses feront le reste. Première femme à la tête d'un syndicat agricole en 1994, en tant que présidente du CNJA (Centre National des Jeunes Agriculteurs), elle prend les rennes de Farre dès 1999. Elle a largement contribué à ce que le socle commun de l'agriculture raisonnée soit rédigé en janvier 2000 et continue de militer pour une appellation reconnue et valorisée. Jonglant entre ses responsabilités nationales, notamment au Conseil Economique et Social ou au Cemagref (recherche pour l'ingénierie de l'agriculture et de l'environnement), elle n'en oublie pas ses missions départementales et locales.
L'association
Farre (Forum de l'Agriculture Raisonnée Respectueuse de l'Environnement) est une association interprofessionnelle qui compte aujourd'hui 959 membres et s'appuie, comme vecteur de l'information, sur un réseau de 341 "Fermes de rencontre" (représentant 1 277 personnes), dans 50 départements. En janvier 2000, le Conseil Scientifique de Farre a rédigé le Socle Commun de l'Agriculture Raisonnée, outil qui a largement inspiré les travaux du CSO (Conseil Supérieur d'Orientation de la Politique Agricole et Alimentaire) pour l'élaboration du Référentiel National de l'Agriculture Raisonnée.