Jean-Claude Kaufmann : « Le critère central aujourd'hui est le bonheur personnel dans le couple »
Observateur de nos modes de vie, le sociologue Jean-Claude Kaufmann ausculte depuis une trentaine d'années le couple qui, selon lui, brandit deux bannières que tout oppose.
Je m'abonneOn n'a jamais autant parlé d'individualisme et pourtant les êtres humains rejettent l'idée d'une vie solo. Le couple n'a rien perdu de son attrait. Sommes-nous face à un paradoxe ?
Jean-Claude Kaufmann :
Les deux thèmes sont au cœur des tendances d'aujourd'hui. Le seul problème,
c'est qu'ils sont contradictoires. Et pourtant, la tendance de
l'individualisation explique celle du couple. De plus en plus, l'individu est
au cœur de sa propre vie. Autrefois, il n'y avait qu'à suivre sa route. Le
chemin était tracé. Aujourd'hui, chacun gère ses cartes, s'implique et choisit
sa vie ou son partenaire. Les hommes sont entraînés dans des trajectoires
d'autonomie individuelle. Mais cela a un prix. A mesure que cette autonomie
individuelle s'approfondit, se développe le rêve de couple. Voire même un rêve
secret de vrai amour.
L'individualisme et le couple sont nécessaires l'un à l'autre ?
J-C. K : Oui. Autrefois, on était
dans le couple sans se poser de questions. On y était embarqué sans réflexion.
Le couple aujourd'hui est devenu beaucoup plus difficile à construire. On ne
veut pas simplement vivre côte à côte. On veut aller plus loin et construire un
couple vivant. Ce qui est extrêmement difficile, car ce sont deux
individualités contradictoires qui restent deux individualités dans le
couple. Etre en couple aujourd'hui, c'est un travail extrêmement complexe qui
n'est jamais aussi bien réussi que ce que l'on rêve. Le nombre de sites de
rencontres sur Internet révèle bien cette tendance. Aujourd'hui, ces sites
explosent. On voudrait rester soi-même et en même temps, rajouter l'autre,
selon un profil bien précis. Or, cela est impossible. Il n'y a pas d'histoire
d'amour si on ne lâche pas les amarres, si on ne s'abandonne pas un peu. On ne
peut pas rentrer dans une histoire de couple s'il n'y a pas une mise à mort
de la vieille identité.
Pour construire un couple, il faudrait laisser un peu de soi ?
J-C. K : En effet, on ne sera plus jamais
la personne que l'on était jusque-là. Ce qui est très difficile à intégrer.
C'est très contradictoire, notamment avec l'injonction centrale d'aujourd'hui
qui est de maîtriser son existence. Avant, les choses étaient plus ou moins
dessinées puisqu'on était porté par un environnement De nos jours, on est
responsable de sa vie. Désormais, on ne veut plus de n'importe quel avenir,
car
le critère central aujourd'hui est le bonheur personnel. Encore un paradoxe.
J-C. K : Dans le couple, on voudrait
disparaître en tant qu'individu. Or, c'est impossible. Le grand bricolage dans
tous les couples aujourd'hui, c'est simultanément de s'oublier en tant que
personne, puis d'être deux. Dans la salle de bains, par exemple, toute la
famille défile, le couple se retrouve et, la minute suivante, on a envie
d'être seul. Il y a une espèce de guerre des territoires permanente et
inavouable entre tous ces moments.
Le couple vit donc par séquence ?
J-C. K : Il y a, en effet, des séquences où l'on a envie d'être
purement soi dans ses rythmes, ses espaces. A d'autres moments, on va avoir
envie de s'immerger dans des situations conviviales. Le couple d'aujourd'hui,
c'est aussi cela. Il va toujours falloir s'articuler à l'autre.
Finalement, le couple est fait d'un mélange d'union et de distance ?
J-C. K : L'alchimie est complexe. Tout dépend des attentes de
chacun. Il y a une association de contraires d'une manière permanente. Cela
nécessite fusion et distance. Mais il faut retenir qu'il y a un processus de
fond qui est l'individualisation et l'autonomie. Certes, au-dessus de cela,
il y a l'air du temps et les modes. Dans ce cadre, toutes les valeurs
familiales remontent tandis que le processus continue d'avancer. La mode du
massage et du Spa est totalement révélatrice de cette quête d'aujourd'hui. On
a envie d'être en couple tout en étant autonome. Tout cela est très
schizophrène. * L'invention de soi. Jean-Claude Kaufmann. Ed. Armand Colin.
2004.