Il faut un marketing créatif pour un consommateur créatif
Le consommateur est entré en résistance. Il faut donc éveiller les décideurs à prendre toute la mesure de cette donnée infrangible. C'est là un des messages que Rémy Sansaloni, responsable de l'Observatoire Marketing de TNS Media Intelligence, fait passer dans son dernier livre*, Le Non-Consommateur. Comment le consommateur reprend le pouvoir. Explications.
Je m'abonnePourquoi avoir publié ce livre aujourd'hui? Où est l'urgence de dire qu'il existe un “non-consommateur”?
Rémy Sansaloni: L'idée est née à l'occasion de l'anniversaire du Marketing Book pour lequel nous avons fait le point sur dix ans de consommation. A la lecture des données, j'ai eu le sentiment qu'un consommateur rebelle émergeait. Ou plutôt qu'il entrait en résistance. Cette intuition a été corroborée par de nombreux ouvrages et études. C'était, de toutes les façons, dans l'air du temps. Quand on regarde la montée du hard discount, la détérioration de l'image des marques nationales, il y a une urgence méthodologique à essayer d'articuler, de comprendre comment tout cela se passe. Il m'a semblé d'actualité de mettre en avant ce nouveau consommateur qui ne cède plus aux sirènes de la pub, qui veut des produits ayant une valeur d'usage, du sens. Des produits qui correspondent à ce qu'il souhaite et non à ce que les marketeurs veulent lui vendre. Quand on constate que la consommation intérieure reste un des moteurs de la croissance, il paraît clair que les Français ont toujours envie de consommer. Il y a une vraie nécessité à passer d'une stratégie de l'offre à une stratégie de la demande.
Quelle est la différence entre le non-consommateur et l'anticonsommateur?
R. S: L'anticonsommateur est la version radicale du non-consommateur. Le non-consommateur veut consommer. Pour ce dernier, la consommation a du sens, mais n'est plus en phase avec ce qu'il en attend. Il ne faut pas y voir une remise en cause radicale de l'acte de consommation mais une requalification de cet acte. La non-consommation signifie qu'il y a, certes, une entrée en résistance mais dans un contexte d'acceptation de la logique de consommation.
Ce consommateur paradoxal correspond-il à ce que vous appelez dans votre ouvrage la “juxtaposition des modèles” ?
R. S: Oui, mais l'agir du non-consommateur ne s'enracine pas seulement dans cette juxtaposition des modèles. Il s'appuie également sur une forme de mobilité des identités. Les schémas plutôt normatifs qui nous définissaient avant, souvent de façon rigide, se sont largement ouverts. Le non-consommateur a plusieurs facettes. Il peut être néoconsommateur mais aussi rétro ou anticonsommateur par certains moments. Un même consommateur peut, dans une même journée, être atteint de fièvre acheteuse et avoir une identité non-consommatrice. Le consommateur est tout simplement un individu complexe, comme vous et moi.
Vous dites qu'il est entré en résistance. Qu'il pose désormais ses conditions. Mais n'a-t-il pas toujours été comme cela ?
R. S: Non. Cela devient très prégnant. Lorsque 43 % des Français se déclarent indifférents aux marques nationales, lorsqu'un Français sur six seulement reconnaît que la société de consommation l'intéresse, nous avons, avec ces deux chiffres, la preuve palpable de cette entrée en résistance et l'attente d'une autre logique.
N'est-ce pas la façon de penser la consommation qui est devenue un fait de société ?
R. S: Bien sûr. L'acte de consommer n'est pas isolable, ni vide de sens. C'est la raison pour laquelle je pense que l'achat doit être avant tout envisagé comme un geste identitaire. Mais, dans la mesure où cette façon de penser n'a été intégrée ni par les marketeurs, ni par les agences de publicité, le consommateur se fait entendre. Nous sommes dans une phase de mutation anthropologique ou de transition. Le consommateur devient un “homo complexicus” inscrit dans une histoire, la sienne, son parcours de vie. La non-consommation, dans sa forme la plus triviale et évidente, est bien souvent une façon de dire son identité, de se faire entendre. C'est une façon de prendre position.
Ce non-consommateur n'est-il pas simplement en pleine crise d'adolescence ?
R. S: Un peu. Parce que, encore une fois, nous sommes en pleine phase de transition. L'angoisse d'un adolescent naît d'ailleurs très souvent du passage de l'enfance au monde adulte inconnu. Le non-consommateur est dans cette phase qui rejette son ancien mode de consommation sans savoir vraiment ce qu'il va y avoir demain.
Comment en est-il arrivé là ?
R. S: Presque malgré lui. L'économie de marché a ouvert la boîte de Pandore. Elle a contribué à l'émergence d'un individualisme exacerbé avec un risque de voir apparaître un individu-consommateur qui choisit de résister. Le système économique libéral, espérant faire de chaque individu un homo oeconomicus qui consomme, a créé un individu qui a la liberté de devenir rebelle. Internet, l'accès gratuit à l'information et l'avènement de la blogosphère ont aiguisé son regard critique. La crise économique l'a obligé à faire des arbitrages. N'oublions pas que 55 % du budget des ménages est désormais consacré au loyer, au transport et à l'alimentation.
Peut-on sortir de ce tunnel et comment ?
R. S: En revenant au produit tout simplement. Sans fioriture. Il est urgent d'être à l'écoute d'un consommateur qui veut encore consommer mais autrement. Il veut consommer quelque chose. Ce n'est pas au consommateur de comprendre le concept. C'est au concept de se faire comprendre par ce dernier. Il est d'une immense richesse. Il veut choisir son système de référence. Nous sommes en pleine rupture. Peu l'ont compris. J'aime citer cette réflexion d'un concessionnaire qui disait à propos de la Logane: “Ce n'est pas moi qui la vend, ce sont les consommateurs qui l'achètent”.
Les méthodes du marketing ne sont donc plus adaptées ?
R. S: C'est la façon de concevoir l'offre et sa relation avec la demande qui ne sont plus adaptées. Et également le regard que porte le marketing sur le consommateur. Ce ne doit plus être un regard condescendant. Il y a un vrai fossé. Les hommes du marketing n'ont pas encore pleinement intégré bon nombre de phénomènes nouveaux tels que le vieillissement de la France (en 2035, un tiers de la population aura plus de 60 ans) ou l'entrée massive de la femme dans le monde du travail et ses considérables conséquences sociétales. En 2010 pourtant, près de la moitié des actifs seront des femmes. Enfin, le marketeur ne considère pas le consommateur dans toute son histoire. Il faut envisager l'individu dans sa totalité. Ce que le non-consommateur conteste, c'est bien d'être réduit à un simple réceptacle de messages marketing et publicitaires. Il faut donc instaurer le dialogue, être à l'écoute. Cela veut dire accepter de recevoir des messages qui contredisent ce que l'on pensait. C'est une démarche d'humilité qui n'est pas très pratiquée dans le marketing.
Un déficit de dialogue ?
R. S: Oui, entre autres choses, car il ne faut pas penser à la place du consommateur mais avec lui. Il s'agit d'être à l'écoute de ses attentes mais aussi des travaux de sociologues, d'anthropologues, de philosophes qui nous aident à appréhender cet individu hypermoderne. A partir du moment où l'on accepte que ce consommateur a une histoire, il est nécessaire d'avoir une culture sociologique et philosophique. Ainsi, le marketing doit-il conserver des éléments du passé puis les intégrer dans l'hypermodernité. C'est ce que j'appelle le “mécanisme de sursomption”, en référence à Hegel. Au lieu de considérer différents modèles comme contradictoires, le consommateur va conserver les fondamentaux, éliminer certaines données et élever un modèle pour l'adapter. Les marketeurs essaient bien sûr d'être à l'écoute, mais, apparemment, ils ne pensent pas assez en tenant compte de l'évolution des individus.
Comme par exemple ?
R. S: Nous insistons depuis des années sur le vieillissement de la France. Prend-on la mesure que l'on aura bientôt des milliers de centenaires en France? Il faut arrêter la gérontophobie. Tout un tas de questions doivent être posées maintenant. Il faut penser aujourd'hui le Français de demain. Et réfléchir aujourd'hui aux produits de demain. Si l'on reste dans la logique du passé, nous assisterons alors au passage du non-consommateur à l'anti-consommateur.
Cela vaut également pour la publicité…?
R. S: Oui. La publicité doit privilégier le produit sur l'imaginaire car le consommateur recherche une réelle valeur d'usage. Le sens critique du consommateur ayant été aiguisé par toutes les nouvelles technologies, la publicité a, elle aussi, vraiment besoin d'être à l'écoute. Car, encore une fois, ce que conteste le consommateur, c'est de n'être pas considéré comme un acteur majeur de la réalité économique.
… et pour les études?
R. S: Ce qui n'est plus adapté, c'est la façon dont on lit les études. Babette Leforestier** et moi sommes depuis longtemps les défenseurs de la lecture transversale. Il existe toute une batterie d'études extrêmement intéressantes telles que le quali, le quanti mais aussi les sondages, les tests, les données de panels… Ce qui manque peut-être aujourd'hui, c'est de savoir lire ensemble toutes ces données, sans en rester aux chiffres. A l'heure de la crise des marques, ne convient-il pas de repenser également l'innovation? R. S: Aussi, car la vraie innovation est en panne. Les travaux de François Laurent*** sur les produits high-tech montrent très clairement que les consommateurs n'y adhèrent plus aussi facilement qu'hier. Même les Early Adopters sont parfois des technos-réticents.
De quelle manière reconquérir ces technos-réticents, par exemple ?
R. S: En leur parlant. J'aime cette phrase, empruntée à Jacques Salomé: Parle-moi, j'ai des choses à te dire ! Car elle pose avec acuité la question de la communication. Si on limite le geste de la consommation à l'avoir, on risque d'oublier que le consommateur est aussi, pour reprendre saint Augustin, un être de devenir.
Finalement, l'avènement de ce non-consommateur est plutôt positif puisqu'il entre en résistance tout en aimant les marques…
R. S: C'est un signal d'alerte. Le consommateur n'est pas devenu réfractaire aux marques ; il veut donner du sens à sa consommation. La résistance du non-consommateur est le révélateur de ses attentes et de ses espérances. Lorsqu'il achète un produit, il se le réapproprie et l'intègre dans le geste identitaire de sa consommation pour, encore une fois, lui redonner du sens. En fait, le consommateur est créatif. Tout simplement parce que c'est une personne et non une variable économique. Son entrée en résistance devient une position salutaire pour les marques, la grande consommation, la publicité et le marketing. Elle doit être constructive. Nous avons eu le tort de croire pendant longtemps que le consommateur était un simple réceptacle. Aujourd'hui, il faut un marketing créatif pour un consommateur créatif. Sinon, nous risquons de passer, dans les cinq ans à venir, du non à l'anticonsommateur. * Editions Dunod, avril 2006. ** Directrice du pôle Marketing Intelligence de TNS Media Intelligence. *** Consumer Insight and Prospective Marketing Europe Manager de TTE Europe SAS.
Parcours
48 ans. Marié et père d'une fille. Diplômé de Sciences Politiques (Lyon II) et en philosophie (Paris X -Nanterre) 1987-1994 : fonde Interrogation Plus avec Christine Bonnin et Michel Audras. 1995 : prend une année sabbatique pour traverser l'Afrique sub-saharienne en 4x4. 1996-1999 : conseil en recherche et traitement de l'information. Depuis 1999 : Responsable d'études marketing au sein du département TNS Media Intelligence (groupe TNS). 2001 : publication chez Dunod d'un ouvrage écrit en collaboration avec Michel Audras sur les études marketing documentaires.