Home, self home
Rester chez soi n'est plus synonyme de repli. Le cocooning devient actif, est le «hiving». On cuisine, n décore, on travaille, on communique ou on pratique un sport à l'intérieur de son foyer, sans complexe. Un lieu de vie créatif et ouvert au monde.
Il faut se méfier des statistiques. Si 2011 fut une année record pour la fréquentation des musées et des cinémas, les Français restent de plus en plus chez eux. L'époque est résolument au renforcement de l'intime et à l'amélioration constante de son intérieur. Mieux vivre chez soi serait-il devenu plus important que survivre à l'extérieur? «Quand tout dehors devient incertain, voire traumatique, on a tendance à inventer des stratégies de sociabilisation à l'intérieur de sa grotte, explique le sociologue Ronan Chastellier. La brutalité du quotidien nous pousse à nous protéger mais en continuant à produire. »
Ce comportement a un nom imagé. C'est le «hiving», pour «ruche», en anglais. C'est le cabinet de tendances américain Yankelovitch qui a, le premier, popularisé ce terme vers le milieu des années deux mille. Il donne l'image d'une maison qui bourdonne. L'idée d'un foyer qui produit des richesses s'est imposée comme un mode de vie séduisant et valorisant. «Jadis, rester chez soi était plutôt régressif. C'est aujourd'hui constructif. Cela pose même une personnalité. Mais il faut demeurer actif! C'est même synonyme de richesse intérieure», explique Frédéric Simon, designer, professeur à l'Esag Pennighen et directeur du cabinet Nimos Design.
Dans nos sociétés occidentales, ce qui est véritablement différenciant et générateur de valeurs, c'est de vivre, de produire et de consommer comme on l'entend. L'essor du télétravail en est la parfaite illustration. Ainsi, le nombre d'adeptes du travail à distance a augmenté de 50 % en cinq ans (voir encadré p. 12). Cuisiner soimême est l'une des activités préférée des Français (voir Marketing Magazine n°145, décembre 2010) tout comme le bricolage ou la décoration. En plus du sentiment de liberté que ces activités procurent, elles permettent de faire des économies.
Demeurer actif ou non chez soi
Mais «aujourd'hui, on parle davantage de «on / off que de «hiving» », affirme Catherine Rouget, responsable marketing du cabinet de tendances Carlin International. C'est-à-dire que l'on choisit de se connecter ou non au monde, en restant chez soi. «C'est une macrotendance, dans laquelle s 'insère le bien-être personnel au coeur de la maison. Le «on / off n'est pas un rejet mais une adaptation à un mode de vie incertain », poursuit la chasseuse de tendances. Le cabinet identifie les trois piliers de ce concept. La recherche croissante de lien social, avec l'idée sous-jacente que l'on se sent si bien chez soi que l'on veut le montrer et le partager. Mais aussi l'envie de faire une vraie pause, dans un intérieur qui rassure, qui fait office de refuge ou de cocon. Et enfin, la quête tous azimuts du bien-être, ou «care». «Le «care» est sans doute la tendance la plus porteuse du marketing sociétal d 'aujourd'hui et de demain. On fait très attention à soi et à son intérieur, avec une propension à la décoration »,continue Catherine Rouget. Décorer sa grotte est un instinct primaire...
En résumé, «le hiving, c'est la fusion de l'esthétique domestique et du fonctionnel», résume Ivan Coste Manière, directeur du département marketing de l'école de commerce Skema Business School. Avec ce phénomène, « les nouveaux arbitrages budgétaires se sont déplacés de l'extérieur vers l'intérieur, explique-t-il. Hier, on investissait sur sa voiture, par exemple. Aujourd'hui, on choisit de décorer son intérieur. Le confort domestique est une valeur en hausse». Le consommateur, en réaction à la surconsommation, se crée un univers domestique qui lui ressemble et qu'il personnalise à l'envi, dans un « réflexe de liberté retrouvée, quelquefois un peu utopique. Il est bon d'être Dieu dans sa propre grotte, car on est de plus en plus anonyme dehors», selon Ronan Chastellier.
A l'anonymat subi évoqué par le sociologue, les individus substituent, par tous les moyens, du lien à l'intérieur de leur foyer. Car nos vies ultra-connectées ne peuvent s'affranchir d'un vrai lien social. Le changement qui s'opère aujourd'hui, c'est que ce lien doit générer de la valeur, du contenu. Bref, les individus cherchent à se rencontrer pour en tirer quelque chose. «Le brand content ne concerne pas seulement les marques, affirme Ivan Coste-Manière. On n'a jamais autant reçu ses amis, par exemple. On ouvre souvent sa porte pour des réunions, des ventes à domicile, pour se faire masser ou se faire livrer. Mais on bouge tout le temps, on joue à la Wii, au scrabble, on fait un karaoké ou des colliers de perles. Bref, on met de l'expérience dans ses relations sociales. » Cette tendance débouche même sur ce que les sociologues nomment la «sur-convivialité». C'est le cas des fêtes de voisins, par exemple. Le plaisir d'être ensemble l'emporte sur une conception protocolaire de l'art de recevoir. Dans ce contexte, une nouvelle figure se fait jour. C'est celle du «friendliness provider», ou «pourvoyeur d'expériences conviviales», selon l'étude prospective du Crédoc
L'abeille devient fourmi
Cette tendance à l'économie et à l'épargne est portée à son paroxysme avec la notion d'autosubsistance, une tendance qui s'installe durablement au sein de la maison. En effet, les designers réfléchissent beaucoup au sujet des jardins domestiques, comme en témoigne le concours de l'Esag 2011, baptisé «Vert de crise». Le premier prix a été décerné au Floating garden d'Amélie Vermesch, qui proposait un vrai potager intérieur. Selon elle, «un jardin de 100 m2 permet de nourrir une famille de quatre personnes pendant un an». La méfiance croissante envers les produits alimentaires transformés et la baisse du pouvoir d'achat va booster ces initiatives. Sur les toits des grandes villes, de?% Paris à New York, en passant par les fermes verticales japonaises, fleurissent des potagers collectifs.
Synonyme moderne de la créativité, cette tendance au «home, self home» fait entrer des outils jusqu'alors réservés à l'extérieur dans nos maisons. Tels les spas à domicile (baignoire à jets, jacuzzi, etc.) qui se multiplient. «La salle de bain va s'ouvrir au reste de la maison, comme l'a fait la cuisine», prédit d'ailleurs Catherine Rouget. Elle va devenir une pièce à vivre. Le succès de la lampe de Philips Eveil Lumière, qui imite le soleil, relève du même élan «on / off». Qui n'a jamais rêvé de faire rentrer le soleil chez soi?
Catherine Rouget
Ronan Chastellier
Ivan Coste Manière
On observe aussi une «tendance dans la tendance», avec la multiplication des formes oblongues dans le mobilier. Fauteuil cocon où on peut s'isoler pour écouter de la musique, lit à baldaquin que l'on peut refermer ou laisser ouvert (Once upon a dream, de Matthieu Lehanneur), cloisons amovibles et éphémères. Non seulement la maison constitue un refuge, un lieu de travail et de réception, mais elle devient aussi protéiforme et se décline en alvéoles protectrices qui reflètent toutes les facettes de notre personnalité. Dans un réflexe de self-défense. Le domicile devient l'ultime bastion derrière lequel se réfugier, être créatif et affirmer sa personnalité... Le «home, self home» comme stade extrême du cocooning.
« Le mythe du merveilleux quotidien est durable »
Entretien Le sociologue Ronan Chastellier, maître de conférence à Sciences Po Paris et directeur du planning stratégique d'Edelmann, analyse le repli sur les lieux de vie. Il parle notamment d'«extimité», ou comment montrer son intimité créative à l'extérieur. Une société de l'exhibition, en somme.
Marketing Magazine:
Etre casanier, est-ce devenu avouable, aujourd'hui?
Ronan Chastellier: Oui, mais à la condition d'avoir une justification! Il faut être actif, créer, travailler, cuisiner, faire du sport ou bricoler. Le hiving, c'est le retour du merveilleux quotidien. La banalité des gestes ancestraux revient en force et rassure. Ce qui va augmenter, c'est l'exhibition de tout ce que nous produisons à l'intérieur du foyer. On cherche à valider chez les autres notre propension à la création. Il s'agit d'un processus de valorisation de soi. Qui n'a pas subi la visite en règle des derniers travaux de bricolage de ses proches lève le doigt! Cette exhibition de l'intime a donné naissance à la notion d ' «extimité», l'intime dévoilé aux yeux de tous. On se sur-sociabilise, en exhibant ce qui se passe dans sa «grotte» - au sens de Platon - en reprenant le pouvoir sur sa vie. Mais, au passage, on perd une part substantielle de sa vie privée.
Le pouvoir de rester chez soi, est-ce suffisant pour se construire?
Jusqu'à très récemment, le foyer n'était pas considéré comme un lieu créatif. Mais aujourd'hui, il devient un lieu de plaisir et de réalisation de soi. Les urbains, plus que les autres, ont perdu ce contact avec la réalité des produits, à savoir leur utilité et leur coût. Ils ont besoin de retrouver un contact neuf, originel et un peu naïf aux choses. Face à l'indigestion de biens et ce que nous nommons la brutalité du quotidien, on se dirige vers une frugalité choisie. Des retrouvailles avec le sens et une certaine spiritualisation de la matière. Le marketing désigne ce mouvement par le terme «care», la sociologie préfère parler de «valeur persuasive du plaisir par le bien-être». Oui, le foyer répond à ce besoin de consistance nouvelle.
On parle aussi de «survivalisme» ou de «zones autonomes temporaires». De quoi s'agit-il?
Ce sont des extrêmes en ethnosociologie, mais ils demeurent intéressants à observer. Il s'agit de microsociétés, qui s'isolent et prônent l'autonomie sociale. C'est une forme d'utopie, qui rassure ceux qui n'adhèrent pas au système sociopolitique, au mainstream. Il s'agit de choisir un mode de vie sur mesure et seule la vie à l'intérieur de quatre murs le permet. Ce sont les anarchistes ou les pirates, par exemple. Cela permet de reprendre la main sur sa vie et sa production de richesses. L'écrivain Hakim Bey décrypte le phénomène à travers l'étude des «zones autonomes temporaires» («TAZ»: «temporary autonomous zones», en anglais). Un terme populaire chez les adeptes du hiving. Mais, plus près de nous, la personnalisation des produits, l'essor du télétravail ou des loisirs créatifs relèvent du même phénomène de résistance créative des sociétés modernes.
La maison comme bureau
« Le nombre de télétravailleurs a augmenté de 50 % ces cinq dernières années, explique Frantz Gault, directeur général de LBMG Worklab, start-up experte des solutions de travail à distance et des tiers lieux. « 16,7 % des actifs français, soit, au total, 4,5 millions de personnes, ont travaillé au moins une journée par semaine hors de leur lieu de travail habituel, en 2011. » La maison est un bureau. « Nous avons mesuré que le télétravail augmentait la productivité de 20 à 25 % », continue Frantz Gault.
Le travail à la maison made in France a de l'avenir. « C'est une solution qui ne coûte pas cher à mettre en place pour les entreprises. Le seul frein reste le management à la française, qui est, pour l'heure, relativement suspicieux », précise Frantz Gault. Il n'existe pas d'étude ad hoc sur la façon dont les individus travaillent chez eux... Néanmoins, on sait que seuls ceux qui sont très autonomes et organisés y parviennent. Selon un sondage OpinionWay / Blackberry