Globalisation : tout le monde cherche sa mère
Mondialisation, globalisation des économies. Un grand état de confusion agite la société. Avec ses "Contes cruels de la mondialisation"*, Kathleen Kelley-Lainé, psychanalyste, nous invite à résister à l'illusion funeste de la toute-puissance.
Je m'abonneNos sociétés sont-elles en proie à la tentation totalitaire ?
Si l'on pense totalitaire dans le sens du total qui englobe
tout, je dirais oui. Avec Dominique Rousset, qui est journaliste économique à
France-Culture, nous sommes deux femmes qui avons écrit sur un sujet masculin.
Nous avons métaphorisé des faits divers. Nous les avons pris pour indices de
cette quête régressive de l'union avec le Un qui veut prédominer. Ils sont
l'écho d'un inconscient infantile qui ne veut plus jamais se séparer de la
mère. La consommation à outrance, où il n'y a qu'à ouvrir sa bouche, en est la
traduction.
Peut-on y voir l'aggravation du malaise entre les hommes et les femmes ?
La sexualité est devenue compliquée. Ce qui
cadrait les hommes et les femmes et la famille vole en éclats. Les femmes
n'acceptent plus la soumission, elles sont de plus en plus les égales des
hommes. Nous sommes confrontés à une sexualisation grandissante des images. Ces
répétitions d'images banalisent les valeurs et expriment une dégradation de la
pensée. C'est toute une nouvelle société qui est à réinventer à la lumière de
la question : qu'est-ce qu'être un homme ou une femme aujourd'hui ? Lorsque
l'économie est la valeur primordiale, lorsque tout se calcule et se juge par
les chiffres pour écarter tout affect, on peut effectivement parler d'un monde
obsessionnalisé du masculin. Dans mon livre sur Peter Pan**, je parle du pays
du "Jamais-jamais". Il faut y rester éternellement jeune, innocent et sans
coeur et surtout ne pas y prononcer le mot "mère". Il n'y a que des hommes et
tous sont obsédés par la mère dans une généralisation du masculin. Le fantasme
totalitaire s'organise autour du retour à la mère, être Un avec le Tout. Il ne
s'agit pas de la femme comme être sexué, dans le sens érotique du terme, car ce
n'est plus la différence qui permet le désir.
Selon vous, qui êtes d'origine hongroise, avez vécu en Amérique du Nord et choisi la France pour y résider, la mondialisation est-elle inévitable ?
Celle d'une
certaine culture ne l'est peut-être pas. Mais il faudrait tout d'abord
s'interroger sur le contenu de cette mondialisation. Sinon, nous risquons de
sombrer dans le fantasme de la toute-puissante mère totalitaire. Que va devenir
la différence des sexes dans cette unification et homogénéisation des
identités, dans cet écrasement des cultures ? Regardez ce qu'est devenu le
quartier où je vis : une accumulation de McDo, de Gap et de Zara. On tue les
ailleurs au nom de marques qui se moquent bien du consommateur et pensent
surtout à se faire la guerre entre elles.
Peut-on dire que nous vivons une sorte de guerre blanche constellée de morts psychiques ?
Dans la réalité, le monde masculin et la compétition forcenée
dominent. On tue psychiquement les gens au travail, comme dernièrement chez
Marks & Spencer ou Danone. Dans ce fantasme de toute-puissance mondiale, à quoi
rime la fusion frénétique des entreprises ? Fusionner avec qui et pourquoi ?
C'est essayer d'être Un, comme le petit garçon qui veut rester Un avec sa mère.
Ce fantasme régressif de toute-puissance infantile peut aller jusqu'à la
perversion. C'est le retour à une sexualité très primaire et très archaïque.
Cette recherche du non différencié et cette peur de la différence vont vers
l'inceste car il s'agit d'épouser du même. C'est ce qu'on pourrait traduire par
: "Ma mère, c'est l'homme de ma vie !" (rires)
Que pensez-vous du colonialisme linguistique de l'anglais ?
L'Amérique veut se venger
de l'Europe. Elle est comme un jeune devenu fort qui veut tuer ses parents.
Certains jeunes Américains sont des sujets en dérive et en souffrance,
ballottés dans leur identité car ils ne doivent s'attacher ni aux lieux ni aux
gens. Lorsque l'on veut expurger une langue de ses affects et de sa
sensibilité, il s'agit bien d'un colonialisme culturel. Je viens de Hongrie et,
depuis des siècles, on a tenté d'abolir cette langue singulière, poétique et
métaphorique. La langue française est une langue de résistance, pénalisée en
Europe. Certains avaient prédit la mort de la psychanalyse, qu'en pensez-vous
? Nous vivons dans un monde dépressif où tout doit tourner dans le même sens et
où tout le monde est en quête de mère. De plus en plus de gens souffrent. Les
syndicats, la colère, les revendications et les conquêtes ont été remplacés par
le stress. La psychanalyse permet de trouver sa densité intérieure. Sinon, on
se sent vide, perdu et écrasé sous le bulldozer de l'indifférenciation. La
psychanalyse se place du côté de la résistance à la pulsion de mort. Elle fait
tomber les faux-semblants et permet de regarder et d'interroger sa propre
subjectivité. Les hommes n'osent pas se livrer à cette quête de la vérité de
soi. Il faut ré-érotiser le monde du côté du véritable Eros, pour accepter
d'être un sujet unique de son histoire, de ses racines, de sa culture et de ses
valeurs et non d'être un objet de l'économie. C'est pourquoi lorsqu'on me
demande ma spécialité, je réponds : l'être humain... * Contes cruels de la
mondialisation, de Kathleen Kelley-Lainé et Dominique Rousset. Editions Bayard.
** Peter Pan ou l'enfant triste du même auteur. Editions Pocket. Chez Peter
Pan au pays du Jamais-jamais, où sont rassemblés tous les enfants perdus, les
deux mots d'ordre sont : ne pas grandir et ne pas prononcer le mot "mère". De
plus, tout le monde doit tourner en rond à la même vitesse. Si un enfant
s'arrête, alors tous les autres tombent par terre.