Génération transmission
Le besoin compulsif de passer le relais semble enclenché. Volonté de laisser une trace, d'aider son prochain ou de partager ses connaissances... Les motivations sont nombreuses. A l'heure où le champ des éléments concernés par cette passation n'a jamais été aussi vaste, pas question de se priver de la possibilité de marquer l'histoire.
Je m'abonneN'est-il pas quelque peu incongru de vouloir envoyer des messages à titre posthume? Que ce soit à des proches pour leur donner un dernier témoignage de tendresse ou à des ennemis pour leur faire savoir le mépris qu'ils engendrent, ce geste reste surprenant. Et pourtant, l'activité de Messavista.com y est entièrement dédiée. Un business certes étonnant, mais qui semble trouver des adeptes, car le besoin des individus de laisser une trace est plus que jamais présent. Que ce soit entre générations, entre amis, entre collègues ou entre pairs, le partage et l'échange deviennent les piliers de cette volonté de marquer l'histoire. «Ce qui différencie les sociétés humaines des sociétés animales, c 'est la transmission. Cette dernière est dans la nature de l'homme et son objet n 'est autre que le fruit de la construction des civilisations antérieures», analyse Robert Rochefort, sociologue et économiste, député européen. Pourtant, s'il apparaît clairement que la nécessité de créer du lien et de diffuser son vécu compte depuis longtemps, pourquoi, aujourd'hui plus que jamais, l'envie de transmettre se montre-telle si vive? A n'en pas douter, la mise à mal des logiques traditionnelles de transmission joue un rôle. Ainsi, force est de constater que, collectivement, les savoirs, les valeurs, les règles de vie... ne se diffusent plus aussi bien qu'avant. L'Etat, l'école ou encore l'armée ont perdu de leur pouvoir de conviction. Au fil du temps, ces institutions, auparavant très actives en matière de communication des connaissances et des usages, ont perdu de leur aura. « Ce qu 'elles ont à léguer est trop figé et inapproprié aux logiques individuelles », constate Robert Rochefort. Ces dernières font pré valoir l'adaptation des messages et non leur intégration comme des vérités absolues.
Patek Philippe place la transmission au coeur de sa communication. il donne à ses montres le statut d'héritage passé de génération en génération.
«Il existe une remise en cause des valeurs traditionnelles qui cessent d'être monolithiques et univoques», complète le docteur Philippe Jeammet, psychiatre. Pourtant, la détérioration de ces repères renforce les sentiments de solitude et de précarité. La plus grande liberté de moeurs renforce l'individualisme. Si cette situation peut paraître exaltante, elle est aussi fortement anxiogène. Ceci ne fait que renforcer le besoin de se construire de nouveaux liens, de fabriquer de nouveaux ancrages et de réinventer des passerelles. Les possibilités de transmission se trouvent alors décuplées et, en même temps, le contenu ne suscite pas systématiquement l'adhésion de tous. II n'est plus une croyance partagée de père en fils. Laisser une trace devient une manière d'exister et de la révéler. De plus, la société s'appuie davantage sur les acquis et les pratiques des individus. «Il n'y a plus de valeur générale, la transmission existe au travers de l'expérience de chacun», prévient Philippe Jeammet. Pas étonnant, alors, que de plus en plus de personnes prennent le parti de créer leur blog afin de retracer leur vécu.
Philippe Jeammet (psychiatre)
« Il n'y a plus de valeur générale, la transmission existe au travers de l'expérience de chacun. »
Plus de subjectivité
Le magazine allemand Der Spiegel a choisi de ne pas ignorer ce goût naissant pour le partage de morceaux de vie. En créant un site baptisé Eines Tages (Un de ces jours, NDLR), il compile nombre de témoignages et d'informations publiés par des internautes sur des sujets contemporains (histoire, culture, géographie, sport... ). L'objectif: constituer une mémoire collective nationale. Pour autant, il ne s'agit pas d'élaborer un énième forum d'échanges, ni de proposer une suc cession d'articles rédigés par des journalistes. La vision personnelle des contributeurs reste la raison d'être du portail, c'est ce qui fait son originalité et sa richesse. Pour l'heure, plus de 8 000 membres ont déjà posté une photo, une histoire... Ce nouveau mode d'expression et de mise en commun de ressources séduit. Raconter et se raconter sont devenues des activités prenantes et largement plébiscitées.
D'autres supports n'hésitent pas à miser sur la soif d'apprendre du passé. Ainsi, ces derniers mois, les films s'inspirant de faits historiques n'ont pas manqué de monopoliser le box-office. Preuve que le devoir de mémoire compte pour les cinéastes comme pour les spectateurs. Les marques savent qu'elles ont, à leur échelle, un rôle à jouer. Dans cette quête prégnante du souvenir, leur mémoire a une certaine valeur. Renault en a joué en proposant un spot retraçant l'histoire de l'automobile. C'est n'est qu'à partir de ce panorama que le groupe explique comment il compte construire l'avenir, avec comme signature «Changeons de vie, changeons l'auto mobile», la communication mise sur le rapport passé/présent. Le thème de la transmission est aussi évoqué en abordant la question du développement durable. Etre davantage responsable pour laisser une planète plus propre aux générations futures fait partie des engagements de cette marque de voitures.
La transmission du patrimoine est une question prégnante. La crise n'a rien arrangé, elle pousse les familles à prendre davantage en compte l'aspect matériel.
Agathe Sanson (CNP)
« Nombre de parents se disent qu'ils doivent assurer l'avenir de leurs enfants. Cette solidarité familiale inquiète au point que les assurés ont des attentes prégnantes sur le sujet. »
Le poids des images familiales
A bien y regarder, « le champ de ce qui est à transmettre n'a jamais été aussi vaste», remarque Robert Rochefort. Au point que l'envie de le faire se trouve décuplée. Cette dynamique s'avère plutôt positive puisque «la transmission fait vivre et avancer les sociétés humaines, elk organise aussi la vie en société», poursuit le sociologue.
Education, règles, conception de la vie, principes fondamentaux, éléments biographiques, photos, savoir-faire, connaissances professionnelles... tout ou presque fait l'objet d'une transmission. A croire que notre société ne veut pas se priver de ce potentiel.
Traditionnellement, le patronyme ou le patrimoine sont dans ce cas de figure. Sur ce dernier point, banques et assurances ont bien compris l'utilité d'intégrer dans leur communication des images fortes de passage de témoin entre générations. Depuis 1993, les films de la CNP exploitent ce filon. «Notre mission d'assureur est d'accompagner nos clients tout au long de leur vie. Nos campagnes expriment cette exigence et mettent en scène le déroulement de la vie. Cette saga fait désormais partie de notre culture d'entreprise et emprunte systématiquement un ton humain et chaleureux», précise Agathe Sanson, directrice de la communication et du mécénat de la CNP. Cette «roue de la vie» suggère bon nombre de confrontations, d'interactions et de partages.
Avec la crise, la question de l'entraide entre générations prend une autre résonance. Un aspect qui n'échappe pas à l'assureur puisque, au-delà du financement de projet, de l'épargne et de la préparation de la retraite, ses clients sont largement intéressés par la cession de leur patrimoine. «Nombre de parents se disent qu 'ils doivent assurer leur avenir et celui de leurs enfants. Cette solidarité familiale inquiète au point que les assurés ont des attentes prégnantes sur le sujet, précise Agathe Sanson. Ils souhaitent se tourner vers des professionnels qui comprennent leurs problèmes et savent comment les régler. » Le matériel prend une place croissante dans les éléments à laisser à ses descendants, dans la mesure où les schémas classiques se sont épuisés. Autrefois, les pères s'attachaient à transmettre leur savoir-faire professionnel à leur fils et garantissaient ainsi leur indépendance financière. Aujourd'hui, tel n'est plus le cas et des palliatifs sont alors trouvés à l'instar de la construction d'une sécurité financière. Bijoux et autres objets de valeur se trouvent aussi concernés par ce besoin presque compulsif de passer le relais. Ainsi, Patek Philippe annonce aux détenteurs de montres de sa marque: «Jamais vous ne posséderez complètement une Patek Philippe. Vous en serez juste le gardien pour les générations futures». L'acteur du luxe a bien compris l'utilité de signifier la durée de vie de ses produits et de les ériger au rang d'héritage. Dans cette logique, il exploite, pour ses campagnes presse, l'image des filiations. Le visuel et le slogan vont de pair et déclinent des scènes émouvantes et des preuves de complicité.
La clé du bonheur?
Côté immatériel, il devient plus urgent de donner accès à un ensemble de valeurs susceptibles de conduire à l'épanouissement personnel. L'universalité n'est donc plus d'actualité, une place de choix est faite aux visions individualistes. «Il existe une soif de plus et de mieux. On assiste alors à une reprise en compte des valeurs humaines, y compris dans le cadre professionnel», explique Bruno Paillet, fondateur et dirigeant de Conseils & annonceurs associés et président de l'association La Tortue Bleue.
Le goût de vivre s'apprend. Il ne s'agit plus de le considérer comme inné, mais plutôt de l'aborder sous l'angle de la transmission. C'est une construction de tous les jours qui se met alors en place. Cette boulimie de partage pose question dans la mesure où même les éléments les plus évidents semblent aujourd'hui devoir faire l'objet d'une cession. Les marques tirent allégrement profit de cette tendance. Et montrent soit qu'elles sont présentes aux divers instants de la transmission, soit qu'elles peuvent jouer un rôle dans celle-ci. Nombre de campagnes de publicité mettent en scène les rapports qui se tissent dans le cercle familial. Les lignées de consommateurs s'exhibent. Comptoir des cotonniers, Azzaro, Opel, Saint Albray... aucun secteur n'est en reste lorsqu'il s'agit de dépeindre sa vision du partage.
La démarche de transmission s'enrichit au fil du temps et la famille a une place de choix dans cette logique. Les moyens de poursuivre ce but sont perpétuellement renouvelés. Internet a littéralement bouleversé la donne. Les circulations d'informations se trouvent facilitées. «Le numérique a donné au partage une nouvelle efficacité, précise Bruno Paillet. On a longtemps été dans une époque où l'on asseyait son pouvoir en détenant l'information. Aujourd'hui, celui qui a le pouvoir, c'est celui qui le partage. » C'est une véritable révolution des cultures à laquelle les Facebook, Dailymotion et autres YouTube ne manquent pas de participer. Une logique différente se met dès lors en place. Elle provient aussi du phénomène «peer to peer», un modèle privilégiant ceux qui partagent le plus de données. «Les jeunes générations estiment que l'on se trompe de combat lorsque l'on veut capter toute l'information et que l'on est plus performant en l'échangeant», observe Bruno Paillet.
Grâce à Internet, les possibilités de conservation sont décuplées. Orange, avec son offre Memory Life, le prouve. Partant du constat que nos souvenirs perdent de leur aspect matériel, l'opérateur se propose de réinventer le concept de «la boîte rangée au grenier» et crée un espace pour déposer images, sons, vidéos, textes, e-mails, SMS... «Nous ciblons les plus de 30 ans car c'est à cet âge que l'on commence à regarder dans rétroviseur. Les jeunes, eux, souhaitent partager tout de suite», constate Fabien Voyer, chef de projet chez Orange. Pour ne rien perdre, l'outil permet aussi à ses utilisateurs la conservation de formats désuets, comme le VHS ou le Super 8. «Personnel et intime, cet espace permet de se «noyer" dans sa mémoire et de retrouver une bouffée de nostalgie», précise Fabien Voyer. Memory life autorise, entre autres, à positionner ses souvenirs sur une ligne de temps et à ajouter des marqueurs subjectifs et historiques. «Les utilisateurs ne construisent pas cela pour eux. moyen terme, plus ou moins consciemment, ils souhaitent partager leur boîte à souvenirs», insiste Fabien Voyer. Ainsi, il est possible d'organiser cette «donation» tout en contrôlant l'accès aux informations. «Par rapport au physique, le numérique avait perdu de sa capacité à générer de l'émotion et de la nostalgie», explique Fabien Voyer. L'outil proposé par Orange tente d'y remédier en assurant aux utilisateurs de faire un tri dans leurs souvenirs et surtout de s'inscrire dans une logique de construction. Une fois les informations collectées, elles sont plus facilement léguées et partagées. «La transmission est une façon d'espérer survivre après sa mort», commente Robert Rochefort.
Nicolas Bergerault (L'atelier des Chefs)
« L'émancipation de la femme a poussé à l'abandon de la tradition qui voulait que la mère partage son savoir-faire. »
Jamais uniforme
La transmission passe par un lien interpersonnel. En aucun cas elle ne se standardise. La recherche d'authenticité prédomine, au point que les modes de transmission évoluent. Ainsi, les circulations d'informations ne sont plus systématiquement verticales avec un émetteur et un receveur. On assiste, par exemple, à l'apparition de systèmes d'échanges locaux permettant à une personne de prendre des cours d'anglais en échange de cours de cuisine. De plus, l'âge n'est plus un facteur discriminant pour fournir un avis, faire partager ses connaissances... «On casse l'idée selon laquelle celui qui transmet est plus sage, voire supérieur à celui qui reçoit», précise Robert Rochefort. L'ordre social s'en trouve alors bouleversé.
D'ailleurs, si autrefois les talents culinaires faisaient l'objet d'une passation mère fille, la donne est aujourd'hui bien différente. Il n'y a plus d'exécution précise des recettes familiales. Au mieux, si elles sont transmises, elles sont adaptées, transformées ou réinterprétées. Au pire, elles ne font l'objet d'aucun échange. Peut-être est-ce pour pallier ce phénomène que les cours de cuisine ont vu le jour. «L'émancipation de la femme a poussé à l'abandon de la tradition qui voulait que la mère partage son savoir-faire. Dans les années 2000 pourtant, certaines ont réalisé qu'en ayant plus de connaissances, elles cuisineraient davantage. D'où notre idée, en 2004, défaire des cours tout en se distinguant des acteurs déjà en place qui proposaient des séances longues, chères et avec des contenus complexes», explique Nicolas Bergerault, cofondateur de L'atelier des Chefs. Une alchimie se développe entre les chefs et leurs groupes. Chaque astuce révélée et chaque geste enseigné poussent à cette connivence. D'un côté, un besoin d'apprendre, de l'autre, un goût pour l'enseignement. «Le retour à l'école se fait avec plaisir et nos clients adorent se faire guider. Après le cours, ils se soumettent souvent à un nouvel exercice de transmission en donnant du plaisir à leurs familles en reproduisant leurs acquis», souligne Nicolas Bergerault.
A noter que la cuisine n'a pas le monopole de ce goût pour l'apprentissage. Couture, écriture, théâtre... les domaines sont vastes pour partir à la rencontre de nouveaux savoirs.
N'en déplaisent à certains, s'isoler et se marginaliser ne constituent pas toujours des formes de repli et sont au contraire des manières de s'exprimer. L'écrivain J.D. Salinger en a fait l'expérience. Il ne voulait plus voir circuler de photos de lui ni donner d'interviews. Conséquence: pendant des années, l'attention s'est focalisée sur lui. Le dialogue n'est pas l'ultime solution pour laisser son empreinte. Les marques l'ont d'ailleurs, elles aussi, bien compris. Comme Zara, certaines font le choix de communiquer relativement peu. Ce qui n'empêche pas que l'on parle d'elles!
Au final, la transmission transforme à la fois la personne qui donne et celle qui reçoit. «Elle correspond à un processus de modification de deux acteurs», précise Robert Rochefort. De plus, bien souvent, ce qui est pris est tout à fait différent de ce qui est donné.
Mais des questions restent en suspens dès lors que quelqu'un choisit de participer à une transmission: Que puis-je faire de ce que j'ai reçu? Qu'est-ce que je garde? A quoi va-t-il falloir que je renonce? La réponse n'apparaît parfois que des années plus tard. Accepter la transmission est donc parfois encore plus difficile que de la refuser...