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François Laurent (Thomson) : Le marketing doit apporter de l'humanité

Les marques technologiques de demain ne seront plus celles d'aujourd'hui. Un des messages que François Laurent fait passer dans son dernier livre consacré à leur mutation*. Le tout sur fond de changement de civilisation.

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Pourquoi avoir écrit ce livre qui milite en faveur d'une “nouvelle posture marketing” ?


François Laurent : Lorsque je suis entré dans le groupe Thomson, j'ai découvert le monde du high tech, en pleine bulle technologique. Personne ne se posait trop de questions. Tout fonctionnait bien. On pensait qu'il fallait mettre un peu de marketing dedans, mais, globalement, c'était l'Eldorado. Tout naturellement, après mon livre sur les études de marché**, j'ai eu envie d'écrire sur ce secteur. Mais, au fur et à mesure de son avancement, j'ai constaté un décalage de plus en plus frappant entre ce qui avait été vécu avant et l'évolution en cours. Je me suis aperçu que tous les outils, tout ce que l'on pensait du consommateur... s'effondrait. J'ai vu aussi comment les jeunes évoluaient avec la technologie, comment ils réagissaient par rapport aux marques. Petit à petit, ils construisent une société qu'à l'évidence on ne comprend pas. Parce que l'on ne sait pas les observer.

Selon vous, les innovations technologiques n'engendrent plus aujourd'hui que des freins. Pourquoi ne savent-elles plus séduire ?


FL : Pour plusieurs raisons. Tout d'abord, il n'y a que très peu de réelles innovations de rupture. Ces dernières années, hormis la téléphonie mobile, Internet et, dans la foulée, la compression numérique, on n'a pas vu grand-chose. En revanche, on essaie de vendre au consommateur des tas d'améliorations comme s'il s'agissait d'évolutions fabuleuses. Mais le consommateur est réellement gavé. Il a une indigestion, une overdose. Prenons le cas de la téléphonie mobile, qui ne date pas d'hier, mais des années 80, avec le Radiocom 2000. Il y a trois-quatre ans, la France s'est équipée ; tout le monde était content. Les gens s'appelaient, les jeunes envoyaient des SMS. A peine cette situation installée, on leur a proposé une autre superbe application, le Wap, et il fallait l'acheter tout de suite parce que, demain, allait arriver l'UMTS ! Tout le monde y croyait, même au plus haut niveau de l'Etat. Mais le consommateur s'est dit “Un téléphone, très bien. Mais ai-je vraiment besoin de plus ?” Donc : “Stop, j'arrête et après je verrai”. Si l'on n'avait pas annoncé sans arrêt que ce qui existait allait être dépassé, peut être que les gens n'auraient pas été effrayés. Quel est l'intérêt pour le consommateur d'acheter un produit dont on annonce déjà l'obsolescence ? C'est pareil pour les ordinateurs, pour les appareils photo numériques, où l'on a vu la course aux pixels. Il arrive un moment où les gens ne savent plus, où ils ne suivent plus et donc attendent.

Quelles sont les autres raisons ?


FL : Nous sommes sur des marchés où il faut toujours aller plus vite, toujours être le premier à lancer un produit. Ce qui amène à des produits pas totalement au point ou de plus en plus compliqués, que les gens ne savent plus utiliser. Ils sont perdus, ils ont besoin de respirer, de se calmer. Dernière chose : si le consommateur n'achète pas maintenant, il ne va pas en souffrir. Il dispose de plus d'appareils qui lui facilitent la vie qu'ils n'en a jamais eus. Mais, pour les entreprises, un marché qui se rétrécit un peu, c'est un catastrophe. Deux mois de décalage peuvent faire passer un marché dans le rouge. Et, s'il passe dans le rouge, les entreprises vont baisser les prix, pour vendre. En fait, on est passé de l'Eldorado à un désastre.

Pourquoi rendez-vous responsables de cette situation aussi bien les fabricants que les médias ?


FL : Les fabricants n'ont pas le choix. Ils n'en ont pas d'autre que celui de la fuite en avant. La recherche avance et il n'ont pas le droit d'être dépassés. S'ils vont moins vite, leurs concurrents font tout de suite me too. Quant aux médias, ils aiment bien mettre en avant des choses qui attirent le consommateur. C'est amusant de voir, comme dans Minority Report, un magasin vous accueillir par “Bonjour Monsieur X”. Et vous dire “Aujourdhui, les cravates rouges que vous aimez sont en promotion.” Cela fait rêver, mais a-t-on vraiment envie de vivre cela au quotidien ? Pour nous faire rêver, les médias nous emmènent dans un au-delà extraordinaire. Ils jouent leur rôle. Mais, lorsque cela se retrouve dans le présent, il y a un clash. Ce qui est excitant dans le futur n'apporte que des tracasseries dans le présent.

Pour quelles raisons estimez-vous que le marketing est en crise ?


FL : On se trouve face à un marché d'offre. Sur lequel, entre les premières recherches et la mise en marché, il s'écoule un temps très long. Près de quinze ans, par exemple, pour le baladeur mp3. Et le consommateur aujourd'hui est satisfait de ce qu'il a. Il n'a pas de besoins criants. A partir de là, on ne peut pas appliquer des concepts marketing à la Procter ou à la Gillette, même si on peut se poser la question de savoir si une troisième, ou une quatrième lame, est vraiment utile... Pendant des années, on a lancé de nouveaux produits technologiques et, grosso modo, cela fonctionnait. Il pouvait y avoir des erreurs stratégiques, du type créer son propre standard de magnétoscope, mais on ne voyait pas de morts gigantesques. Aujourd'hui, il y a des morts : le téléphone satellitaire Iridium, le magnétoscope à bande numérique, lancé après le DVD... On ne peut plus se contenter d'avoir une technologie, de la packager et de la vendre. Il faut réinventer des outils marketing pour essayer de comprendre comment le consommateur va acheter des produits technologiques. La première choses à faire, et c'est là qu'il faut une autre posture, c'est de se dire qu'il ne faut pas espérer avoir une “Killing Application”, qui va tuer les concurrents. Les consommateurs n'attendent pas cela. Il faut être humble et essayer de voir comment packager une technologie qui avance, pour la rendre acceptable et ne pas “planter” quinze ans de recherche en six mois. Pour les produits technologiques, le problème du marketing aujourd'hui, c'est d'essayer de voir comment placer un produit corectement, au bon moment, au bon endroit et à un prix acceptable. La différence de succès entre l'i-mode japonais et le Wap européen, pourtant plus élaboré, s'explique par le fait que les hommes japonais ont une vie nomade et que l'i-mode apportait des possibilités complémentaires au mobile à des gens ne rentrant pas chez eux le soir. Je ne pense pas qu'ils l'attendaient mais cela a amélioré leur vie. En Europe, cela n'a pas fonctionné, parce que les gens avaient déjà du mal avec leur GSM. En même temps que le Wap, est arrivé le SMS qui, lui, n'a pas été marketé à ce moment là. Il a rencontré du succès auprès des jeunes qui avaient envie de communiquer entre eux de manière non rigide, de développer une communication “phatique”, d'avoir des relations informelles. Aujourd'hui, le SMS est marketé, mais il l'a été avec retard et, parce que, à la base, personne n'y croyait.

Comment alors mieux appréhender le consommateur


FL : Lorsque l'on veut travailler sur l'innovation, lancer un nouveau produit technologique, il ne s'agit pas d'aller voir quelles sont les attentes du consommateur. Il n'en a pas et, même s'il en avait, on ne peut y répondre rapidement. Il faut donc sentir les évolutions, les tendances de la société, à court, moyen et long termes, trois niveaux complémentaires et différents. Le plus facile, c'est le court terme. L'offre études existe. Elle permet de bien naviguer à court terme, est utile pour la communication, pour faire du tuning de produits... Sur le plus long terme, il y a un problème. Nous sommes dans une société en complet changement. Ce n'est pas comme lors des chocs pétroliers, où, avant et après, c'était à peu près la même chose. Comme nous n'avons jamais connu autre chose que la société de consommation, on ne peut pas imaginer un autre possible. On ne comprend pas ce qui se passe. Mais, qui construit cette nouvelle société de demain? Ceux qui arrivent, qui n'ont pas les mêmes a priori que nous par rapport à la société de consommation. Ce sont les jeunes de 15-25 ans, qui savent utiliser la technologie. Il faut les regarder, aller chercher partout les petites traces qui préfigurent des mouvements d'ensemble, être à l'écoute de tous les côtés, aller discuter avec eux, aller dans les chat rooms... Réaliser de la veille sociétale pour voir ce qui émerge en termes de vécu.

Et pour le moyen terme ?


FL : La question est : entre le court et le long terme, comment voir les nouvelles valeurs qui émergent, comme l'éthique ? Comment appréhender la façon dont elles se sédimentent. Là, il faut des études de tendances à moyen terme. Et, à ma connaissance, il n'en existe pas. Le marché a besoin d'une étude originale, qui associe du quantitatif léger et beaucoup de qualitatif, sur le plan mondial. Ayant identifié ce besoin, j'ai convaincu deux instituts - un quali, Sorgem, et un quanti on line, Panel On the Web -, de collaborer pour mettre au point, ensemble, une étude qui sera vendue en souscription. Pour ce projet, qui verra le jour en 2005, nous avons aussi besoin de créer un club de quelques annonceurs, pour confronter les expériences.

Pourquoi pensez-vous que les études quantitatives sont celles qui perdent le plus rapidement leur pertinence ?


FL : Les consommateurs ne sont pas capables de comprendre les concepts nouveaux, qu'ils ont du mal à imaginer. Pour qu'ils en comprennent l'intérêt, il faudrait leur donner des prototypes. Mais on ne peut pas équiper deux mille personnes. Et l'on ne peut pas multiplier les données pour prendre des décisions qui seront toujours fausses parce que recueillies sur des gens non équipés. Il vaut mieux s'appuyer sur peu d'expériences, mais en profondeur. Et, une fois que l'on sait où l'on va, avoir des démarches quali pour vérifier que les présupposés vont fonctionner.

Considérez-vous que les marques technologiques sont condamnées?


FL : Quand les marques se sont lancées, elles signaient un produit, un bon produit. A un moment, les produits sont devenus des signes ostentatoires. Les marques ont changé, se sont chargées de valeurs qui n'étaient plus liées au produit. Aujourd'hui, on change de civilisation. On n'est plus dans une civilisation de statut social, mais dans une civilisation différente. Si l'on continue de vendre les marques de la même façon, on va avoir des soucis parce que, aujourd'hui, les gens retournent aux fondamentaux, au produit. Ce qui est important, c'est que le marketing comprenne que ce sont plus les mêmes marques qu'avant. Et cela se complique parce que la marque doit, non seulement être synonyme de qualité, mais en plus doit répondre aux valeurs de la nouvelle société qui arrive. C'est d'ailleurs ce que demandent les jeunes : que la marque retrouve ses fondamentaux. Etre un bon spécialiste - et si les jeunes ne voient pas quelque chose de différent, ils vont vers le moins cher - et, en plus, être quelqu'un de bien. Pour vous, quel doit être désormais le rôle du marketing ? FL : Faire son métier et le faire correctement. Faire de bons produits et le dire, le démontrer. C'en est fini de faire du marketing sur de mauvais produits et d'attendre de voir s'ils se vendent ou non... Aujourd'hui, une nouvelle civilisation est créée par les jeunes qui y mettent de la simplicité, des valeurs plus réelles... pour qu'elle soit bien meilleure que la fin de celle que l'on vit. Il y a beaucoup d'espoir. Et de l'espoir aussi pour le marketing. Mais il faut le penser à l'aune de cette civilisation qui se crée et non plus appliquer les mêmes recettes qu'hier. Aujourd'hui, le plus grand danger, ce sont les écoles de marketing, qui enseignent des recettes alors que l'on doit d'abord comprendre une société qui change. Il faut des gens pour écrire le marketing du début de cette nouvelle société. Même s'il a été galvaudé, je crois que le terme “marque citoyenne” s'applique réellement aujourd'hui. Nous vivons dans un monde de plus en plus technologique, qui a tendance a se déshumaniser de plus en plus. Ce que doit apporter le marketing à ce monde, ce n'est pas de l'image de marque, mais essentiellement de l'humanité.

Parcours


Parcours 50 ans, marié, un enfant. Maîtrise es Lettres (1976), Doctorat es Sciences de l'Information et de la Communication (1988). 1980 Chef de publicité chez Sofel. 1982 Chargé d'études chez Rubis. 1984 Directeur de publicité chez Futurs (Eurocom). 1987 Directeur d'études chez Eurocom. 1988 Directeur de la Recherche qualitative et du Planning stratégique du Crédome (Publicis). 1993 Directeur du développement de Millward Brown (Kantar). 1998 Marketing Europe - Research & Media Director de Thomson. Depuis 2002 Worldwide Marketing - Consumer Insight Network Manager de Thomson. Président de la commission Etudes de l'UDA, membre du conseil scientifique de l'Irep, enseignant au Celsa.

François Rouffiac

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