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Espérons que nos enfants sauront devenir des consommateurs critiques Arnaud Basdevant (Hôtel-Dieu, Paris)

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Le deuxième Programme national nutrition santé (PNNS 2, 2006-2008) sera présenté en mai prochain, alors que fabricants et distributeurs déclinent plus que jamais des promesses de bonne santé. Dans ce contexte, le Professeur Arnaud Basdevant, chef du service Nutrition à l'Hôtel-Dieu (Paris), revient sur les causes de l'obésité et met en garde contre une judiciarisation de l'alimentation.

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Il est difficile d'appréhender l'obésité dans toute sa complexité. Mais n'est-ce pas, tout de même, une maladie liée à la sédentarisation massive et à une consommation excessive. Bref, à un problème de société ?

Arnaud Basdevant : L'obésité est à l'évidence une maladie de société, c'est-à-dire liée aux évolutions des modes de vie. Quand on voit une maladie émerger avec une telle vitesse de progression dans tous les pays qui connaissent une transition économique ou culturelle, cela ne peut être qu'un problème “de” société. Mais aussi un problème “pour” la société.

Dans quel sens ?

A. B : On pourrait parfaitement considérer que l'évolution de la morphologie n'a aucune importance. En réalité, il y a deux questions d'ordre différent. D'abord, l'augmentation de la corpulence de la population s'accompagne d'une augmentation de la fréquence de l'obésité “maladie”, c'est-à-dire de l'excès de poids ayant des conséquences significatives sur la santé. Cela finit pas avoir un coût qui préoccupe les organismes payeurs. Ainsi, la progression de l'obésité est telle que l'on considère qu'aux Etats-Unis, un enfant sur trois naissant actuellement sera un jour diabétique (aujourd'hui, c'est moins d'un sur dix). L'autre problème tient à une intolérance croissante à la différence. La société ne supporte pas les déviances, en particulier les déviances de corpulence. Nous vivons sous les pressions de l'idéal minceur. Les obèses sont victimes de stigmatisation. La société qui produit l'obésité ne la tolère pas.

Pourtant, il existe une prise de conscience collective, car l'obésité est une maladie…

A. B : L'obésité est considérée comme une maladie, car elle a des conséquences sur la santé (diabète, hypertension, cancers, etc.). Et puis parce que, comme d'autres maladies, on peut en identifier des mécanismes. C'est-à-dire des déterminants à la fois biologiques, sociétaux et psychologiques. Reconnaître que l'obésité est une maladie est un progrès pour ceux qui en souffrent, parce qu'ils sont reconnus par le système de santé et ont accès aux soins. Mais il y a un revers de la médaille, potentiellement dangereux, qui est une médica­lisation outrancière des questions de corpulence, une médicalisation désastreuse de l'alimentation, qui doit rester un acte insouciant de plaisir et de convivialité.

D'où vient cette médicalisation excessive ?

A. B : De la persistance d'un courant “hygiéniste moralisateur” qui stipule que l'aliment est un toxique, que l'obésité est la peste noire. Selon cette tendance, il faut faire preuve d'ascétisme alimentaire et lutter contre toutes les évolutions de la vie moderne. La prohibition n'est pas loin parfois. En miroir existe le courant “libéral libertaire” qui considère qu'il est interdit d'introduire la moindre dimension de santé publique dans l'alimentation. Vous avez vu les publicités sur ces dictateurs qui nous imposent des régimes, sur les responsables de santé publique qui seraient des “flics”. Ces positions extrêmes participent hélas à la cacophonie alimentaire dénoncée par les sociologues.

Vous y voyez une dérive ?

A. B : Oui, une dérive progressive. On tend à culpabiliser l'individu incapable d'avoir une alimentation orthodoxe, on lui demande de faire des efforts permanents pour satisfaire un pseudo idéal pondéral. Tout est focalisé sur l'alimentation. On oublie totalement le rôle des facteurs non nutritionnels dans la genèse des obésités : sédentarité, stress, contraintes professionnelles, facteurs hormonaux, etc.

Quelles peuvent être les conséquences de ces dérives ?

A. B : Les dérives sont multiples. La stigmatisation des personnes obèses va bon train. Un travail d'Amadieu montre comment la personne obèse est pénalisée à l'embauche. Une autre tendance est celle qui accompagne la médicalisation de l'alimentation quotidienne et qui aboutit à la “judiciarisation” progressive de l'alimentation. Les procès contre l'industrie agroalimentaire commencent sur une équation simple qui est obésité égale alimentation. Il n'est pas faux de dire que l'obésité est liée à l'alimentation, mais il est simpliste de considérer que c'est un produit donné qui suffit à la provoquer. Il faut bien avoir à l'esprit que l'obésité est une maladie de société largement favorisée par l'évolution des modes de vie et singulièrement par la disponibilité alimentaire. Ce que nous remarquons aujourd'hui, c'est que ces facteurs ont d'autant plus d'impact que l'individu est prédisposé génétiquement. Nous ne pouvons pas avoir une vue simpliste sur cette question. Aucune mesure unique ne réglera le problème de l'obésité. Il faut avoir une vue systémique et des actions plurifocales.

Le discours de certains industriels prônant les bienfaits de leurs produits est donc inadapté ?

A. B : Que ce soit dans un sens ou dans un autre, le discours est inadapté. Il est aussi grotesque de voir certains industriels clamer que l'obésité n'a rien à voir avec la nourriture, que d'autres qui expliquent que tout est lié aux lipides ou aux protides. La grande dérive actuelle est de vouloir stigmatiser un des facteurs en oubliant les autres. Ce que je crains, c'est que ces positions extrêmes fassent naître un débat qui complique la situation pour le consommateur.

Dans leur dernier livre, Jean-Michel Cohen et Patrick Serog * démontrent que la qualité nutritionnelle a un prix. Etes-vous d'accord avec l'équation prix bas égale malbouffe ?

A. B : Les populations en difficultés sociales consomment moins de fruits et légumes à cause du coût de ces produits. Ces populations ont une alimentation dense en calories, en général riche en graisse. Ces caractéristiques de l'alimentation sont connues pour favoriser la prise de poids. Mais il en existe d'autres : la difficulté à pratiquer une activité physique de détente régulière, les difficultés professionnelles, les arbitrages de dépenses aux dépens de l'alimentation du fait de la place exorbitante des loyers, etc. En ce sens, les difficultés économiques renforcent l'impact délétère des évolutions des modes de vie sur l'obésité. Mais la question que vous me posez porte sur un autre aspect. A savoir : est-ce que les produits premier prix sont de moins bonne qualité et favorisent la prise de poids ? Il n'existe aucune étude scientifique disponible sur ce sujet en France. C'est aux autorités comme l'Afssa (Agence française de sécurité sanitaire des aliments, ndlr) de faire des études rationnelles et scientifiques sur ces questions essentielles et de situer la valeur nutritionnelle comparative des produits courants et des produits “discount”. Les industriels pourraient investir dans des recherches sur ces questions. Les distributeurs également qui sont bien modestes en termes d'engagement dans la recherche. En tous les cas, il n'y a pas de fruits et légumes low cost. Et c'est un vrai problème.

Que pensez-vous des initiatives de McDonald's ou Quick affichant des pictogrammes sur la composition de leurs recettes ?

A. B : Qui peut être contre l'amélioration de l'information ? Le problème, c'est que l'étiquetage nutritionnel n'est guère informatif. Les consommateurs obsédés par la maigreur y sont attentifs mais, pour la majorité de la population, tout cela reste assez obscur. Tout progrès dans l'information est utile. Surtout si elle est accessible et permet de mieux comprendre la composition des aliments. Mais comment rendre plus pertinente l'information pour les personnes qui en ont le plus besoin ?

Les industriels ont-ils vraiment pris conscience de l'urgence ou se protègent-ils en utilisant la santé comme argument commercial ?

A. B : Indiscutablement, certains industriels ont pris conscience de l'importance de la question. D'abord prise de conscience de dérives grossières puis réflexion sur l'évolution des produits. J'ai dit “certains”, je devrais dire quelques rares leaders. Reste à savoir si l'on peut compter sur les IAA (industries agroalimentaires, ndlr). Ce n'est pas exclu si cela correspond à une préoccupation des consommateurs et que ceux-ci mettent la pression. Quels que soient les ajustements sur les produits, il y a tout de même une communication débordante.

Ces nouvelles promesses sont-elles utiles ou vont-elles à l'encontre des recommandations scientifiques ?

A. B : La question est de savoir si de nouveaux produits vont vraiment régler le problème. Ils y contribueront peut-être, mais cela ne suffira pas. D'abord, il y a des contraintes technologiques : fabriquer des gâteaux moins gras et moins sucrés atteint une limite, à moins de considérer qu'un gâteau sec devient un produit sans goût, sans odeur et sans forme ! Et puis ces nouveaux produits coûteront probablement plus cher, ils ne seront donc pas accessibles aux populations en difficulté. De véritables efforts, économique et politique, doivent être réalisés pour sortir de l'impasse actuelle. Il faut que la société s'organise pour réduire les effets environnementaux et économiques en cause dans l'obésité sans solliciter outrageusement l'individu. Faut-il sans arrêt faire porter ce fardeau au consommateur ? Mieux vaut équilibrer l'approvisionnement des cantines scolaires, mieux vaut favoriser l'accès au sport que de passer son temps à culpabiliser les enfants et leurs parents.

Etes-vous davantage sollicité aujourd'hui par les industries agroalimentaires ?

A. B : Les IAA ont déjà en interne des services R&D, très compétents. Ils assistent à nos réunions scientifiques.

Les services R&D et marketing n'ont-ils pas par essence des priorités différentes ?

A. B : Il y a, en effet, une contradiction voire une divergence radicale entre la vision de la R&D et du marketing. C'est un vrai problème. L'industriel n'aurait-il pas intérêt à miser sur une confrontation critique de ces points de vue ? Le débat sur l'équilibre alimentaire devient un élément important pour le consommateur qui peut se lasser des excès marketing. Espérons que nos enfants sauront devenir des consommateurs critiques.

Est-ce aux IAA de communiquer sur des arguments santé, de dire ce qui est bon pour la santé ?

A. B : A court terme, les IAA ont pris cette option. Je me demande si, à long terme, elle ne renforce pas l'idée simpliste que tel ou tel aliment soit la solution.

Le partenariat Maaf et Unilever va-t-il dans ce sens ?

A. B : Avec cette affaire, on a franchi une étape radicalement nouvelle : l'industrie alimentaire rentre dans le champ de la maladie. Et à grande échelle. A la base, des médecins recommandaient à leur patient ayant trop de cholestérol d'aller acquérir telle ou telle margarine ou de consommer tel yaourt. Cela s'est toujours fait. Mais dans le cas de la Maaf, l'industriel, voire la mutuelle, est prescripteur. Voilà une étape troublante dans la médicalisation de l'alimentation. L'aliment est bien autre chose que de la médecine. C'est du plaisir et de la convivialité. Cette médicalisation de l'alimentation conduit à une normalisation alimentaire appauvrissante. On ne doit pas “normer” une alimentation. C'est un appauvrissement culturel et social.

Ce qui pourrait se retourner contre l'industriel…

A. B : S'il y a le moindre effet secondaire lié à la consommation excessive de ces produits, cela se retournera incontestablement contre la firme alimentaire. De plus, il faudrait des preuves en termes de bénéfice santé que l'on n'a pas encore, même si scientifiquement il y a des arguments qui le laissent penser. Dans cette histoire, on est donc allé un peu vite en besogne. Les mutuelles vont-elles rembourser les bicyclettes et subventionner les pistes cyclables ou les fruits et légumes ? Et que font ceux qui n'ont pas de mutuelle ?

Vous revenez souvent sur la médicalisation de l'alimentation. Est-ce un problème de fond ?

A. B : Si, au nom de l'obésité, on aboutit à une alimentation d'une totale pauvreté symbolique, les dégâts risquent d'être sérieux car le plaisir alimentaire et la socialisation autour du repas sont des fonctions essentielles.

Etes-vous confiant ?

A. B : Ma plus grande crainte est la radicalisation des positions entre les “libéraux libertaires” et les “interventionnistes hygiénistes”. Le vrai enjeu est de pouvoir réunir tous les acteurs, à la fois publics et privés, pour définir des stratégies de prévention qui prennent en compte la très grande complexité du système. La prise de conscience doit-elle nous suffire pour être confiant ? Il serait préférable de juger sur des actions et surtout sur leurs résultats.

Parcours

58 ans. Endocrinologue de formation, puis s'oriente vers les maladies métaboliques et de la nutrition. Engagé dans la clinique et la recherche dans le domaine de l'obésité depuis une trentaine d'année, bien avant que le sujet soit “à la mode”. Professeur de Nutrition Université Pierre et Marie Curie, Paris 6. Médecin des Hôpitaux Responsable du service de Nutrition de l'Hôtel-Dieu de Paris. Membre de l'unité Inserm u 755, dirigée par Karine Clément. Membre du Comité de pilotage du Plan National Nutrition Santé. Co-organisateur de l'International Congress of Obesity, 1998. Prix de recherche en nutrition de l'Institut Français de Nutrition, 2000.

 
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Propos recueillis

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