En presse, le Web va défendre le papier
Le groupe Figaro affirme sa mutation numérique et affiche de belles ambitions. Une clé de son succès: la complémentarité print-Web dans la production et la diffusion des contenus. Selon Médiamétrie, Lefigaro.fr caracole en tête des sites d'information. Présentation d'une stratégie gagnante avec Pierre Conte, dga du groupe, chargé des régies et du développement numérique.
Je m'abonneMarketing Magazine Pensez-vous qu'un média soi une marque comme les autres, déclinable à l'envi?
Pierre Conte: Je crois qu'aucune marque n'est déclinable à l'envi. Avant d'élargir une gamme, il faut se poser beaucoup de questions sur les frontières à respecter pour ne pas mettre en danger et déstabiliser l' ADN de la marque. Ceci étant, oui, un média est une marque comme une autre, qui peut être déclinée. Mais il faut savoir ce que l'on entend par déclinaison. Ainsi, Le Figaro numérique n'est pas une simple déclinaison du support papier. Il partage la même fonction, en exploitant différents tuyaux. C'est plus un enrichissement de la marque qu'une déclinaison. En revanche, apposer la marque Figaro sur des supports autres que des produits d'information constitue une approche différente. Nous avons ainsi fait des collections de livres, de DVD, des conférences, des croisières... Au début, les «plus» produits étaient lancés pour soutenir la diffusion, puis ils sont devenus des comptes d'exploitation à part entière.
La digitalisation des groupes de presse est-elle inévitable? est-ce un levier de croissance pour sauver un secteur en crise?
Bien sûr, l'avenir est dans le digital. J'aime bien, pour ma part, parler de frontière nouvelle, avec ses angoisses, l'idée de l'inconnu et l'ouverture à de nouveaux espaces. Le numérique offre à notre groupe l'opportunité d'élargir son ambition et nous obtenons déjà de bons résultats. En effet, les audiences numériques sont supérieures à celles que nous avons initialement connues avec le papier. Cependant, au-delà de l'ouverture à de nouvelles cibles, le digital nous permet de fabriquer un meilleur Figaro et de faire évoluer notre outil éditorial de fabrication. Le digital nous offre une nouvelle façon de travailler.
Comment menez-vous cette révolution au Figaro?
Nous la vivons de manière positive. Nous avons amorcé cette démarche de façon très pragmatique, sans imposer de vision sectaire. Nous nous sommes inspirés d'un concept américain appliqué au New York Times, il y a trois ans: «Invite, not assign». Il s'agit de proposer aux journalistes du papier de collaborer sur le numérique, sans les y obliger. Ainsi, depuis que nous avons lancé Lefigaro.fr, nous fonctionnons avec une rédaction numérique dédiée, dirigée par un patron de la rédaction web. Au fur et à mesure, les deux entités ont appris à travailler ensemble. A tel point qu'aujourd'hui, on s'approche de la fusion des rédactions à la manière d'une newsroom, de façon progressive et intégrée.
Comment expliquez-vous l'échec du repositionnement de La Tribune par nextradio?
Alain Weil porte depuis toujours le discours de la convergence, celle de l'époque Messier, et c'est aussi celle que nous pratiquons ici. J'entends par là la capacité à produire un contenu différencié adapté, avec ses fonctions premières, sur différents supports (TV, mobile, radio). Or, Alain Weil avait racheté La Tribune, mais le titre n'a jamais fusionné avec le groupe Nextradio. De telle sorte que le projet n'a pas été mené à son terme.
La fameuse convergence des médias, mythe des années 2000, est devenue une réalité. Comment cela se concrétise-t-il dans le groupe Figaro?
Faire un quotidien et des magazines sous un même label constituait déjà un élargissement de la production. Dans le groupe, ce mouvement se poursuit grâce à la convergence print-Web. Et la révolution du Web mobile est au moins aussi importante que celle d'Internet. Nous n'avons pas de chaînes TV ou radio, mais nous fabriquons des programmes vidéo (le talk, le buzz) en qualité broadcast, qui sont diffusés sur Internet. Pour nous, le digital, c'est la convergence. Elle fait partie intégrante du métier de journaliste.
Nous avons lancé la V2 de notre application iPad cet été.
Justement, comment les rédactions vivent-elles ce phénomène de digitalisation?
Ce qui est sûr, c'est que l'Internet mobile va faire de la vitesse et donc la diffusion de l'information des enjeux majeurs. Cela confirme ce que l'on faisait déjà sur Internet et tous les groupes de presse vont devoir se positionner par rapport à cette nouvelle donne. Voilà un défi que vont devoir également relever les rédactions. C'est pour cela que l'intégration du numérique au sein des rédactions est inévitable. Mais cette intégration par des structures «classiques» doit se faire par étapes, pour qu'elles s'accaparent l'outil, le comprennent, ne le redoutent plus et ne le méprisent plus. Après, ces nouveaux enjeux liés au mobile et la vitesse à laquelle l'information circule sur ce support suscitent un débat justifié. Cela ne donne que plus de poids aux grandes rédactions professionnelles. Si un groupe comme Le Figaro n'y arrive pas, personne n'y arrivera.
Le digital représente 20 % du Ca du groupe Figaro. Quelles sont vos ambitions pour ce département?
Dans ce secteur, le groupe Figaro est sans doute le groupe média le plus engagé. Les mauvaises langues diront que la meilleure façon d'augmenter le pourcentage du numérique est de faire baisser le chiffre d'affaires du papier. Ce support a bien sûr souffert, ceci étant, depuis que le groupe Dassault a racheté Le Figaro, le digital est une priorité sur laquelle nous avons déployé des moyens et créé une ligne directrice très claire, reposant sur deux piliers. Tout d'abord, la mutation des annonces classées: en accentuant l'activité d'Adenclassifieds (leader français des annonces classées dont Le Figaro détient 84 %), nous sommes parvenus à compenser ce que le groupe avait perdu dans ce domaine sur le papier. Le second pilier de cette stratégie est la division Nouveaux Médias du groupe Figaro (les déclinaisons numériques du Figaro, du Journal des finances et de TV Mag), que l'on a renforcée par des acquisitions ciblées (Sport 24, TickeTac, Evene, La Chaîne météo) . Ces dernières n'ont de sens que si l'on arrive à monter des synergies positives de marketing, de développement technologique, de commercialisation... D'ailleurs, aujourd'hui, nous continuons à développer des passerelles entre Adenclassifieds et les nouveaux médias du groupe Figaro. Ainsi, quand nous entreprenons des réflexions sur les réseaux sociaux, nous les menons en parallèle pour Lefigaro.fr et pour Cadremploi.fr. En termes d'objectifs, nous espérons que 30 % de notre chiffre d'affaires sera lié au digital dans les trois ans à venir.
Le Figaro est le premier quotidien national (plus de 331 000 exemplaires diffusés en 2009, source OJD) dans un univers où la presse se vend de moins en moins. Cela reste un succès relatif...
Pour nous, c'est une grande victoire d'être en progression dans les chiffres OJD tous les mois depuis le lancement de la nouvelle formule du Figaro en octobre 2009. C'est une victoire modeste, mais cela prouve qu'il n'y a pas d'implacabilité. Pour atteindre ce résultat, nous avons investi dans une imprimerie, amélioré l'éditorial et beaucoup travaillé sur le mode de diffusion, surtout l'abonnement (prioritairement le portage). Aujourd'hui, 30 % de notre diffusion est portée par nos soins. Et nous savons que quand le journal arrive sur le paillasson de nos lecteurs à 6 heures du matin, il est lu. Grâce à cela, nous avons résisté à l'érosion de la diffusion de la presse. Mais surtout, cela nous donne du temps pour engager la mutation numérique. C'est très précieux. Il n'y a pas un effondrement d'un côté et une panique de l'autre. Cependant, il est vrai que la diffusion des quotidiens est historiquement basse en France. Personne n'aurait parié qu'on arriverait en 2010 à avoir une diffusion rentable.
A l'inverse, Lefigaro.fr rassemble en moyenne 6 millions de visiteurs uniques par mois. Cela constitue un vrai succès d'audience...
C'est un site très riche d'un point de vue éditorial. Nous avons choisi d'en faire un portail alimenté par toutes les rédactions du groupe (Le Figaro, Le Figaro Magazine, Le Figaro Madame, etc.). Le site est maintenant rentable. Le Web est totalement assimilé au sein du groupe Figaro, y compris d'un point de vue structurel: les résultats du Web sont intégrés dans ceux du print, sans faire de différences dans la gestion des capitaux.
Le digital représente 20 % du CA du groupe Figaro
A l'approche des présidentielles, prévoyez-vous des dispositifs digitaux novateurs sur Lefigaro.fr?
D'une manière générale, les grandes élections politiques se prêtent bien au Web. L'an dernier, nous avions lancé des jeux prédictifs sur des campagnes régionales. Cela avait généré beaucoup d'audience. Pour les présidentielles, la rédaction pense les programmes de façon combinée, avec de nombreux échanges entre le print et le Web.
Quelle place faites-vous au communautaire dans votre espace web?
Depuis 18 mois, nous avons ouvert les commentaires sur le site. Le développement du volet communautaire s'est accéléré, avec le lancement des formules payantes en avril. Nous avons doté nos sites de moyens d'échange via Mon Figaro Connect, ce qui augmente la participation de l'internaute. Nous comptabilisons plus de 150 000 comptes ouverts. Concernant le social media, nous pensons que les gens qui s'intéressent à l'information adoptent déjà un comportement actif. Nous facilitons donc les échanges et les rencontres au sein de cette communauté de lecteurs. Ce sont des outils importants d'engagement et de fidélisation.
Sur quel business model repose votre stratégie internet?
C'est un modèle économique mixte. La première ressource est publicitaire et parapublicitaire (partenariats, affiliations) . Le fait d'être leader nous aide, évidemment. Nous développons des initiatives sur l'e-commerce et vendons nos contenus en syndication. Nous proposons également des contenus de diffusion sur le Web, en abonnement, comme les zones payantes sur Lefigaro.fr, lancées en avril, ou encore une offre de contenus pointus lancée avec le Journal des finances (JDF. com). De plus, nous tissons des liens avec l'Internet mobile. Par exemple, nous venons d'intégrer l'iPad comme support pour l'abonnement Mon Figaro Digital et nous proposons du contenu pour les tablettes. C'est le territoire le plus prospectif aujourd'hui en termes de business. Il aura une part non négligeable dans le chiffre d'affaires. Cela va compléter notre stratégie de diffusion: nous allons vendre de l'abonnement combiné print et Web.
Quelles sont les premières retombées depuis le lancement de votre application iPad, au printemps dernier?
Nous avons installé la V2 le 20 août dernier. En septembre, nous avions 60 000 téléchargements. Désormais, tout abonné au Figaro a gratuitement accès à l'application iPad. Nous lançons d'ailleurs la même chose sur smartphone. L'important est que l'abonné ait accès au Figaro sur tous les supports. Là aussi, le Web va défendre le papier.
Quand prévoyez-vous que le Web rapportera plus de revenus publicitaires que le print?
Ce n'est pas pour demain! Aujourd'hui, Internet représente 10 % de la publicité commerciale du groupe. Ce pôle est encore minoritaire, mais il se développe très vite. Nous vendons de plus en plus d'opérations combinées. Nos offres publicitaires s'adaptent à la stratégie de notre groupe. D'ailleurs, si nous n'avions pas d'offres web reconnues, le groupe vendrait sans doute moins d'abonnements papier.
Existe-t-il un quotidien étranger qui soit, pour vous, un modèle de réussite?
Oui, mais pas seulement un quotidien, plutôt un groupe média: The Economist est pour nous la référence. Il produit un contenu sans concession, très haut de gamme, qui a fait le pari de la qualité. En termes de déclinaison de la marque, c'est l'exemple parfait de réussite pour un groupe média. The Economist est une marque internationale qui se développe intelligemment sur le digital. Nous observons aussi des quotidiens anglais, comme The Guardian et The Daily Telegraph, qui sont en train de réussir leur mutation, tout comme Corriere della Sera en Italie.
Quelles sont les offres les plus performantes de Figaro Médias, la régie du groupe?
Il n'y a pas plus performant que le sur-mesure. Je pense que le métier des grands médias de la publicité est amené à beaucoup évoluer. Les outils d'audience doivent permettre de donner des valorisations, des garde-fous, mais c'est aux régies de trouver des solutions marketing adaptées, qui comportent à la fois du média traditionnel et du média digital. Je crois que la richesse des rapports entre annonceurs et agences médias ne se situe pas dans la discussion du point supplémentaire de négociation, qui reste pourtant la base du marché, mais dans le conseil apporté sur l'action marketing la plus appropriée.
Parcours
Pierre Conte, 50 ans, a commencé sa carrière comme journaliste à RTL En 19 86, il rejoint le groupe Expansion, puis Canal +, avant de revenir comme directeur général adjoint du groupe Expansion en 1992.
Après un an à l'EMAP (Mondadori), il devient président d'IP France et directeur général adjoint de RTL avant de devenir en 02 président d'OMD France (Omnicom), la troisième agence média française.
Depuis mars 05, il occupe la fonction de président de Figaro Médias (Publiprint, la régie publicitaire du groupe Figaro) et de directeur général adjoint du groupe Figaro en charge des régies et du développement numérique. En 2007, il devient président du directoire d'Adenclassifieds.