Des formes nouvelles, mais pas d'idées nouvelles ?
Jolanta Bak, présidente d'Intuition, agence de conseil en gestion de marques, dessine le nouveau paysage des relations entre les jeunes, leurs parents et la marque. Elle évoque aussi la créativité contemporaine entre salade mexicaine, cyber 100 idées, couper-coller à surprise, chariot culturel.
Je m'abonneLes marques sont accusées de polluer l'esprit des jeunes et de les éloigner de la culture. Partagez-vous cette opinion ?
Je pense
que le problème se situe plutôt du côté des parents. C'est un peu la queue de
la comète 68. Ils ont fait leur révolution des moeurs et sont passés d'un
système coercitif à un système permissif. Ils ont éduqué leurs enfants pour en
faire des individus heureux. Et ils ont projeté ce qu'ils ont vécu dans leur
propre jeunesse, c'est-à-dire l'expérimentation sociétale, le surgissement de
nouveaux modèles dans le respect du désir. Et, aujourd'hui, plusieurs
difficultés pèsent sur les jeunes.
Quelles sont-elles ?
Ils vivent dans un monde sans repères. L'ordre manichéen a
disparu où il était possible de choisir monadique, où la jouissance était
remise à plus tard avec les lendemains qui chantent. Ils sont pris dans une
vision horizontale du monde. Ils n'ont pas envie de faire des choix. Ils
veulent et ceci et cela. Ils sont pris dans l'infini des possibles. Ils payent
donc leur liberté d'un prix très élevé. Leurs parents se sont acharnés à leur
donner du confort matériel. D'où ce succès des marques de luxe auprès des
jeunes.
Ils confondent le désir et l'excitation ?
Le
problème du désir, c'est celui de la distance entre la pensée et sa
satisfaction. Et les jeunes fonctionnent plus sur le mode essai/erreur,
stimulus/réponse. A force d'anticiper ce désir, ils confondent besoin,
excitation et désir. D'où, pour certains, des problèmes de drogue qui
constituent une réponse inadaptée à un besoin affectif. Songez que plus de 60 %
des soirées, auxquelles participent les enfants à partir de 15 ans, sont
organisées autour de la drogue et de l'alcool. Ce qui est un signe éloquent de
malaise à l'endroit du désir. Les jeunes sont satisfaits avant même d'avoir
éprouvé du désir. Et l'effondrement des institutions est tel que c'est comme
s'ils étaient nés après une apocalypse. Ils souffrent donc d'un vide, d'une
quête qui se situe au-delà de la sphère matérielle.
Sont-ils en quête de spiritualité ?
Ils sont allergiques aux idéologies par
rapport à ce que leurs parents ont vécu. Je dirais qu'ils s'inspirent du
taoïsme. Ils cherchent à être en harmonie avec le cosmos, pas avec la société.
Ils font du surf, du ski extrême, ils expérimentent le physique, le corporel,
les sensations. Mais les enfants sont toujours axés sur l'inconscient de leurs
parents. Ils ont donc récupéré un inconscient matérialiste. Ils sont totalement
décomplexés vis-à-vis de la consommation. Ils ont intégré les notions de
business, de célébrité qui, pour eux, passent par le corps. Ils confondent
identité et apparence.
D'où leur goût pour la marque ?
Ils sont forcément très sensibles aux marques qui représentent pour eux des
outils de construction identitaire qui leur permettent de se distinguer ou de
montrer leur appartenance. Grâce à elles, ils se situent vis-à-vis de leur
tribu et de leurs liens d'amitié. Ils cherchent la reconnaissance sociale en
panachant entre marques connues et garage brands.
Les marques seraient-elles un substitut affectif ?
Les marques ont une
histoire, déploient un univers imaginaire. Elles durent. Certaines d'entre
elles apparaissent comme plus fiables que certains parents. Nivea, Adidas,
Nike... portent des valeurs qu'elles ont à peu près su respecter. Alors que les
parents font le grand écart entre leur comportement et les valeurs qu'ils
préconisent.
Alors il est encore plus difficile d'être jeune aujourd'hui ?
Les comportements jeunistes font qu'on vole leur
jeunesse aux individus. D'où le piercing et le tatouage. Une jeune fille m'a
dit récemment dans un groupe de travail : « Avec le piercing, je savais qu'au
moins là ma mère ne me suivrait pas. »
Les jeunes sont-ils dupes des marques ?
Ils ont décodé les jeux du marketing. Les marques ne
les manipulent pas. Ils achètent en fonction de la valeur d'usage. Lorsque nous
testons une innovation à l'agence, ils ont immédiatement une approche
pragmatique. Ils commencent par le concret avant de considérer l'idéologie. Il
faut que l'image résiste à leur pragmatisme. Puis vient l'énorme valeur
imaginaire de la marque, le signe-badge. Ils communiquent par raccourcis au
travers des marques.
Quel comportement pensez-vous que les marques vont devoir adopter ?
On va leur demander d'avoir de plus en plus
de responsabilités, de tenir une place éthique. Elles se poseront en repères et
défendront des valeurs "éducatives". Elles seront obligées de remplir auprès
des jeunes un contrat de nature parentale.
Quel est l'avenir de l'art et de l'innovation ?
Pour les jeunes, rien ne s'oppose.
C'est un peu "tous artistes et businessmen à la fois". Ils ont une vision
simultanée de la culture qui ne peut être que partagée et divulguée. Pour eux,
la création n'est pas de nature romantique, c'est du bricolage. Ils piochent
avec aisance dans la culture comme dans un immense réservoir. Ils n'ont pas
peur d'enfreindre les règles et les codes. Ils recherchent les mélanges
inattendus, la surprise, pas la nouveauté absolue. Remixer indéfiniment la
culture, c'est du business. Ils ne croient pas aux artistes maudits. Un artiste
doit exister dans le regard de l'autre, de sa tribu, de tous les autres. Ils ne
sont pas individualistes, ils sont en grappes et dans la fusion.
C'est le conformisme qui prévaut ?
Ils sont dans le
faire, pas dans le penser. Ils sont dans la désobéissance et non pas dans la
révolte. Ce qui les intéresse c'est de trouver des combinatoires qui "tapent".
Ils sont dans l'habileté, pas dans le génie. Leur projet, c'est de devenir
riche et célèbre le plus vite possible. Pour les 18-24 ans, être rebelle n'a
pas de sens. Il faut être reconnu. Ils savent que leurs parents ont été
reconnus pour leur argent et non pour leur rébellion. Dans les sondages, on les
appelle les "plutôt" : ils se déclarent "plutôt d'accord", mais font ce qu'ils
veulent.
Quels conseils donneriez-vous aux professionnels du marketing ?
S'ils veulent essayer de comprendre les jeunes, il
leur faut éviter de projeter leur propre jeunesse qui n'a rien à voir. Ils
doivent accepter professionnellement une autre vision du monde, lutter contre
les idées reçues, aller voir ce qui se fait, se méfier du déclaratif et
privilégier l'observation ethnographique.