Des brouillons à la hauteur de leurs auteurs
L'écriture, "c'est la plume qui gratte au coeur de la vie", disait Antonin Artaud. Aujourd'hui, c'est le cliquetis du clavier qui résonne au coeur de l'ennui peut-on déduire de l'exposition "Brouillons d'écrivains"*. Elle pose le problème de l'utopie informatique et de sa frénésie dactylographe confrontées au corps à corps avec l'écriture des grands auteurs.
Entrer dans l'intimité de l'invention littéraire, contempler les émergences
de l'inconscient, leurs hésitations, leurs bégaiements graphiques, leurs
impulsions, leurs fulgurances et leurs errances, les suspensions de plume et
l'irruption de l'affect, c'est ce que nous donne à voir et à aimer l'exposition
"Brouillons d'écrivains". Elle nous donne à entrer de plain-pied dans l'atelier
de la fabrique du texte, à même les caprices de l'inspiration de Charles
d'Orléans, Pascal, Sartre, Pérec, Rousseau, Apollinaire, Proust, Valéry,
Jankélévitch... Critiques, historiens, généticiens du texte se sont penchés sur
ces traits de l'esprit. Du cahier d'idées et de ses "crabouillages" jusqu'aux
ultimes corrections sur épreuves, elle nous permet de prendre conscience du
temps nécessaire à la création. L'attitude des écrivains vis-à-vis de leurs
brouillons a toujours été singulière, de la destruction à l'archivage
minutieux. « Voltaire les jetait, Rousseau les recopiait plusieurs fois avant
la mise au net. Balzac les faisait relier et en faisait don à ses amis. Il
disait de son travail : « Il n'y a pas que les statuaires qui piochent. » Nous
avons voulu restituer ce pouvoir d'émotion et de suggestion que révèlent des
brouillons d'auteurs : le chaos de Flaubert, l'organisation de Zola, les
ébauches et les esquisses, les remaniements innombrables », raconte Danièle
Thibault co-commissaire de l'exposition et chargée de recherche à l'action
pédagogique de la BNF. Le mot brouillon apparaît ainsi en 1551 et traduit les
"bouillonnements de la pensée". La première partie de l'exposition "Histoire(s)
de manuscrits" retrace, du Moyen Age à l'époque moderne, l'émergence du
manuscrit d'écrivain jusqu'à son avènement. L'appellation de "manuscrit"
s'applique aux documents précédant le livre imprimé. Relique pour les
collectionneurs, objet d'étude pour les chercheurs, sujet d'exposition, les
brouillons n'ont acquis un statut au fil des siècles qu'avec la reconnaissance
du travail d'auteur. La consécration solennelle du travail d'écrivain a lieu
lorsque Victor Hugo, en 1881, lègue à la BN l'ensemble de ses manuscrits : « Je
donne tous mes manuscrits et tout ce qui sera trouvé écrit ou dessiné par moi à
la bibliothèque nationale de Paris qui sera un jour la Bibliothèque des
Etats-Unis d'Europe », consigne-t-il dans son codicille testamentaire.
"Ateliers d'écrivains", la seconde partie, invite par le témoignage du
manuscrit à entrer dans l'intimité du travail d'écrivains majeurs.
L'évolution de l'oeuvre
Le visiteur accède ainsi à la
connaissance et la compréhension d'auteurs et d'oeuvres à la lumière de la
genèse de la création. La troisième partie, "la Fabrique du texte", permet de
comparer les différentes pratiques d'écriture et la singularité de chaque
démarche. Elle éclaire des moments particuliers tels la préparation de l'oeuvre
chez Zola ou l'obsession de la rature chez Flaubert. « On peut apprécier le
travail des différentes personnalités, la phrase toujours recommencée, ceux qui
ne font jamais de plans, la première phrase entraînant la suite du texte, les
écrivains à programme et ceux du chaos, ceux qui ne font pas de brouillon...
L'informatique tue l'émotion. C'est une démarche clinique qui confisque le
plaisir poétique de voir l'oeuvre en train de se faire. Comme les repentirs en
peinture », explique Danièle Thibault. "Ecrire aujourd'hui", la dernière partie
répond, en compagnie d'écrivains contemporains, à la double interrogation sur
le processus de création et la destination des traces écrites. Par
l'utilisation du traitement de texte, l'écriture se modifie. La graphie est
imposée ou choisie sur catalogue. Le brouillon d'écrivain risque-t-il de
disparaître, happé par le désir de perfection porté par la machine ? Négatif,
répond Linda Lê, écrivain et chinoise, en citant Roland Barthes : « Dans
littérature, il y a rature. Pour moi, la solitude de l'écrivain ne se conçoit
pas avec un ordinateur. Lorsqu'on ne trouve pas un mot, demander à l'ordinateur
de fournir le synonyme me paraît le contraire de la démarche créatrice. Au
contraire écrire, c'est se promener en essayant d'attraper au vol le mot
convoité. » Les hésitations, les biffures, les doutes qui s'expriment dans ces
brouillons d'écrivains congédient d'un trait de plume ce monde parfait,
anonyme, efficace et glacé de l'informatique. Nous dirigeons-nous vers une
société régressive composée de lettrés isolés face à une foule de
dactylographes producteurs de signes interchangeables ? Il semble plutôt que
l'ordinateur soit intégré à sa juste valeur comme un simple outil d'étape. Les
logiciels sont impuissants à donner talent et originalité à l'architecture du
sens. "Brouillons d'écrivains" pose avec une éloquence ironique le problème de
l'utopie rédactionnelle du tout informatique. « Le geste de la main montre que
l'ensemble des inscriptions habituellement considérées comme parasitaires -
surcharges, ratures, annotations dans les marges sans rapports avec le texte,
dessins "idiots" ... - sont la condition et le reflet du travail d'écriture »,
écrit le psychanalyste Serge Tisseron (1). Et ce geste de la main traduit le
corps à corps avec l'écriture de son auteur emmené dans les fluctuations de sa
pensée. (1) in Genesis, revue internationale de critique génétique. Editions
Jean-Michel Place, 1995. *Bibliothèque Nationale de France. Site François
Mitterrand. Quai François Mauriac, Paris 13e Jusqu'au 24 juin 2001. Un
"must-have" : le livre-catalogue Brouillons d'écrivains. Editions BNF.
Diffusion Seuil.