Cosmetics blues
Pour mieux essayer d'ouvrir des traces prospectives, sans doute faut-il régler quelques comptes avec l'actualité pour mieux s'en distancier. La confusion dans la profusion s'est emparée des domaines de l'art et du design. La saturation et l'indifférenciation gagnent du terrain. Grâce à différents éclairages critiques, "Marketing Magazine" vous invite à vous forger vos outils. Tout est beau dans le plus beau des mondes. C'est ce qu'exprime le philosophe Yves Michaud dans son dernier ouvrage, "l'Art à l'état gazeux"*. L'esthétique triomphe, mais les oeuvres ont disparu. Tout y concourt, design, médias,technologies... « Soyons beaux et taisons-nous ! », telle est la nouvelle injonction normative.
Selon vous, « L'art s'est volatilisé en éther esthétique ». Que voulez-vous dire ?
La morale est devenue une esthétique et une
cosmétique des comportements. Tout semble être là "pour faire beau". Nous
sommes dans un monde qui à la fois déborde de beauté et dont ont disparu les
oeuvres d'art. L'artistique se répand partout. Il recouvre toute chose d'une
buée, d'un halo. L'art est passé comme à l'état de gaz ou de vapeur. Il est
devenu un éther, si l'on se rappelle que celui-ci a été conçu après Newton par
les physiciens, et les philosophes, comme ce milieu subtil qui imprègne tous
les corps.
Quel est le processus à l'oeuvre ?
Je
décris un double mouvement dont la portée a été juste effleurée. D'une part,
l'invasion généralisée par des valeurs esthétiques. On se gargarise de
"fooding", de look, de body-building, de mode, de cosmétique, de chirurgie
esthétique... Tout et tout le monde doit être beau. C'est pourquoi j'ai failli
intituler mon livre "Beauty Unlimited". Avant de m'apercevoir que c'était le
nom d'une chaîne de boutiques d'esthétique qu'on trouvait dans les aéroports
(rires). Bref, la démocratisation de la beauté en a fait un souci permanent.
D'autre part, dans le même temps, l'art s'est dématérialisé.
La propagation de l'esthétique serait donc ennemie de l'art ?
Effectivement. Plus la société se remplit d'esthétique, plus l'art participe de
la sensation. Nous passons d'un monde d'oeuvres à un monde d'expériences. Le
Palais de Tokyo transformé en cabinet d'esthétique, exposition avec salle de
gymnastique reconstituée, etc. Installations, successions de gadgets, nous
bercent dans l'illusionnisme. En vivant dans l'urgence de l'éphémère, de
l'événement à répétition, la modernité et la vie intellectuelle ont perdu la
mémoire. Plus de référence au-delà de ce qui s'est fait dans les trois
dernières années. Une gigantesque production ressasse et recycle à l'infini.
Agitation compulsive, hystérie de la simulation de la conviction, on se
fabrique des croyances pour mieux en changer au plus vite. A la Bourse tout le
monde fait pareil. Les marchés se nourrissent de mimétisme Tyrannie
commerciale, esthétique obligatoire, culture de la copie, voilà caractérisée
notre société. L'art n'est plus du tout critique. Nous sommes pris dans un flot
de réflexivité où tout le monde est plus ou moins critique sans l'être
vraiment. Aujourd'hui, il n'y a plus de différence entre Philippe Sollers et un
auditeur de RTL (rires). C'est le Café du Commerce généralisé. Tout le monde
est artiste et baigne dans l'art.
Comment expliquez-vous ce dépérissement ?
L'art contemporain reprend à l'envi des motifs,
des thèmes, des images publicitaires. Face à la diversité des civilisations,
des conceptions et usages de l'art au cours de l'histoire humaine, il n'est pas
si choquant ou audacieux que certains voudraient bien le dire. Il apparaît de
plus en plus proche des rituels éphémères, des ornementations corporelles, des
parures, des effets pyrotechniques, des performances théâtrales, des prêches
religieux et même de l'art des bouquets. Les artistes contemporains ne
s'inspirent plus guère des poètes, des cinéastes et des architectes. Ils leur
préfèrent, les designers, les créateurs de mode, les musiciens. Il s'agit bien
d'un passage de l'art à l'état gazeux au profit des ambiances, de l'espace
vécu, du style en renouvellement constant. Je dirais que les arts de la
métaphore, du récit et du mythe sont désormais coupés des arts de l'ambiance,
du beat et de la Stimmung existentielle. L'artiste n'est plus un phare, un
guide mais un médiateur social ou un opérateur. Lorsqu'on est encore sensible
aux catégories esthétiques modernes qui s'expriment en termes de ruptures,
d'avancées, d'oeuvres décisives, il est frappant de constater que l'art est
juste ordonné par la succession des modes et des tendances.
Nous sommes donc sous l'emprise de la mode ?
Le nouveau est devenu une
tradition voire une routine. Il faut sans cesse qu'il arrive quelque chose de
nouveau. Mais quoi ? Du nouveau et encore du nouveau ! Et il arrive autre
chose, sans force critique, ni fondatrice, ni instauratrice. Avec pour seule
conséquence d'annuler le présent et le passé de les disqualifier à répétition.
C'est le monde de Barbie et de Disney sous euphorie perpétuelle. La mode se
retrouve investie d'une drôle de qualité. Elle seule est capable de produire
des différences dans un monde où il n'y a plus de différences. Elle donne du
sens pour le confisquer aussitôt. Un sens que l'on ne cesserait de ranimer dans
le geste inlassable de la redécouverte et de l'exhumation.
Mais l'art n'a-t-il pas toujours été le reflet de son époque et de la société ?
Il y a effectivement une essence historique de l'oeuvre d'art
qui dépend des découvertes techniques et des évolutions sociales. L'art subit
les transformations qui ont accompagné l'essor du capitalisme industriel. La
diffusion de l'oeuvre en série a entraîné un changement de l'ordre esthétique.
C'est désormais aux masses que s'adressent ces oeuvres nouvelles
standardisées.
Vous dressez un triste constat de l'état de notre société. L'espérance est-elle définitivement passée de mode... ?
Un type de perception a disparu, celui de l'attentif, du concentré, du
recueilli au profit d'une attention, distraite, intermittente, hédoniste de
l'instant. Cet ordre du divertissement est terriblement rococo. Les problèmes
existentiels ont été transformés en problèmes relationnels.
Cet état de l'art vous fait-il souffrir ?
Je considère qu'il n'est
plus la manifestation de l'esprit, il constitue plutôt la parure,
l'ornementation de l'époque. Mais comment se plaindre si la contrepartie est le
triomphe de l'esthétique. Il n'y a plus d'oeuvres mais la beauté règne...
*Editions Stock