Consommateurs / marques : l'age de raison
Société “Customer empowerment” ou prise de pouvoir des consommateurs… Le concept est à la mode, porté notamment par la vague du Web 2.0. La rengaine du client roi a vécu, mais les relations entre consommateurs et marques seraient-elles devenues pour autant plus matures, voire égalitaires ?
L'ère de la Ford T - noire ou noire - est bel et bien révolue. Aujourd'hui, les consommateurs ont pléthore de choix. Ils maîtrisent leur consommation, arbitrent, n'hésitent pas à rejeter une marque pour une autre et à partager leurs expériences, bonnes ou mauvaises, avec leurs proches, voire avec la Terre entière, via Internet. « C'est d'abord le comportement du consommateur qui a changé », explique Rémy Sansaloni, responsable de l'Observatoire Marketing de TN S Media Intelligence et auteur de “Le Non-Consommateur. Comment le consommateur reprend le pouvoir”*. Ce dernier poursuit : « Il a adopté le désenchantement pragmatique. La consommation a été largement désacralisée depuis quelques années, liée à la fois à des contraintes économiques d'arbitrage budgétaire, mais aussi du fait que la consommation est devenue un droit. » La marque dictatrice du comportement du consommateur a disparu. Selon Rémy Sansaloni, ces changements ont profondément modifié le poids de la marque et sa valeur, au risque de la banaliser. « Ce pouvoir qu'il a de dire non, de résister, d'acheter ce qu'il veut, quand, où et comme il veut, est largement renforcé à la fois par la montée de la gratuité et du low cost - qui fait qu'aujourd'hui la marque doit justifier son prix - et par Internet », ajoute-t-il.
Un contre-pouvoir via le numérique
Internet. Le mot est lâché. Ce sésame qui permet au consommateur de s'exprimer librement, de faire des recherches sur les marques, de partager ses expériences de consommation. Les 15-25 ans, la génération emblématique de cette ère numérique, ont grandi avec les nouvelles technologies, les ont naturellement intégrées dans leur quotidien, et ont pris l'habitude de donner leur avis sur tout grâce à elles. Ils ont « une vision ouverte et participative de la société », constate Pierre- Yves Le Guernic, directeur associé d'Intuition. Cela se traduit notamment dans la sphère politique où la jeune génération « s'oppose à la notion de démocratie représentative ». Figure phare de cette tendance : Ségolène Royal. Sur son forum participatif, “désirs d'avenir”, les citoyens sont invités à alimenter sa réflexion politique en laissant des contributions sur différents thèmes, reprises dans une synthèse mise en ligne. En aval, c'est aussi le succès du blog “Monputeaux.com” de Christophe Grébert, simple citoyen qui a décidé de créer un espace de débat public autour de sa ville. Un site considéré aujourd'hui comme une source d'informations reconnue et un contre-pouvoir aux élus locaux. Connectée en permanence à sa tribu et au monde via Internet, cette génération maîtrise également tous les moyens de communication et« décode tous les ressorts du marketing », renchérit Pierre- Yves le Guernic. Les consommateurs peuvent ainsi exercer un contrepouvoir en zappant ou en traquant la gratuité et les bons plans. Refusant les intermédiaires, les enseignes étant pour eux davantage des facilitateurs que des distributeurs, ce qu'ils aimeraient, avant tout, c'est de pouvoir fixer les prix des produits selon leur propre système de valeurs et l'usage qu'ils en font. Une nouvelle société serait-elle en marche, faisant davantage participer les citoyens tant dans la vie politique qu'économique ?
Les “pro-sommateurs” à la conquête des marques
Avec les nouveaux médias, les consommateurs sont en tout cas devenus tout à la fois récepteurs, émetteurs et vecteurs du message publicitaire. « I ls sont presque devenus des marketeurs professionnels », lâche Henri Kaufman, président de l'agence EHS BrannCommunider et auteur du Marketing de l'égo**. Dès lors, “les marques qui réussissent ne se contentent pas de délivrer un message à sens unique”, selon le cabinet Intuition. Au contraire, elles abordent le consommateur comme des “pro-sommateurs”, acceptent le fait de ne pas tout maîtriser dans leur communication, le consommateur pouvant même devenir propagateur du message. Intuition les appelle “marques relationnelles”, à l'instar de Missha, marque de cosmétique coréenne qui privilégie le relationnel au design de ses produits. Ou d'Orange qui, en Angleterre, a lancé Talking Point, un site sur lequel les consommateurs peuvent parler de tout. Reste donc aux marques d'accepter de perdre en partie le contrôle de leur image et de leur communication. Déjà, en 2004, Babette Leforestier, directrice du pôle Marketing Intelligence de TN S Media Intelligence, confiait à Marketing Magazine : « Personnellement, je crois beaucoup à l'interactivité, au dialogue avec les marques, parce que c'est ce que demande le consommateur. Et notamment via Internet. Mais, en France, les marques ne savent pas encore bien s'en servir. Elles ne sont pas habituées à ce que ce soit le consommateur qui s'adresse à elles et non l'inverse. (…) Les marques ont toujours eu tendance à penser que le consommateur leur appartenait. » Force leur est de constater qu'il n'en est rien. Georges-Edouard Dias, directeur Internet et e-business de L'Oréal, a bien compris cette nouvelle donne. Pour ce dernier, « ce qu'Internet a apporté le plus, c'est le droit pour le consommateur d'accepter ou non les marques. C'est une machine qui permet au consommateur d'établir un choix. » Et d'ajouter : « C'est un outil formidable de différenciation des marques. Il fait le lien entre les produits, les clients et les conseillers de vente. C'est aussi une nouvelle forme de dialogue et d'accessibilité. Grâce à lui, on va vers un marketing plus proche de l'écoute client. » A l'instar de L'Oréal, il s'agit bien pour les marques d'accepter ce nouveau pouvoir du consommateur et de l'utiliser à leur avantage. « Les marques ont compris que le consommateur était devenu un peu maître en sa demeure et qu'il avait une sacrée puissance de réactivité. Elles ont donc vite réagi, ont créé des blogs, des sites collaboratifs », ajoute Rémy Sansaloni.
Vers une interactivité entre marque et consommateur
Aujourd'hui, il s'agit même d'impliquer le consommateur dans le processus de création. Le CDI, “consumer driven innovation”, initié aux Etats-Unis, commence à faire des émules dans le monde entier. Au-delà de la simple contribution des consommateurs au choix d'un goût déjà élaboré, à l'image de ce qu'a réalisé Danette au printemps dernier, il s'agit de faire entrer le consommateur en amont même de la création d'un produit. Le consommateur devient alors chef de produit R&D, comme dans le cas du programme Connect+Develop de Procter & Gamble qui a permis de lancer une centaine de produits sur le marché. Parfois des grands succès. Démarche encore plus poussée par la Lego Factory qui offre aux gagnants d'un concours la possibilité de faire produire et commercialiser leur modèle, avec en plus le reversement d'un bénéfice de 5 % sur chaque vente. Le consommateur est également sollicité au stade de la communication produit. D'abord en interaction avec la marque. « N ous entrons dans l'ère du C to C, explique Philippe Lenstchener, président de Saatchi & Saatchi France. Et le statut de la marque va changer sous cette impulsion : elle doit devenir un “ultimate connector” en provoquant l'interactivité entre elle et le consommateur, mais aussi entre les consommateurs eux-mêmes. » Pour rester dans la course, les marques doivent surprendre, organiser le happening et devenir une infrastructure d'accueil. C'est le concept du Sisomo que défend “l'ideas company” Saatchi & Saatchi ; soit un mix “Sight, sound and motion”, qui utilise l'ensemble des écrans pour établir une relation à la fois plus émotionnelle et interactive entre marque et consommateurs. Telecom New Zealand, opérateur néo-zélandais, a ainsi organisé la création d'une symphonie pour mobiles à partir de plusieurs personnes, proposant chacune une partie du morceau et la faisant suivre jusqu'à l'aboutissement final. Une opération qui permet à la fois au consommateur de créer quelque chose d'unique et à la marque de former une communauté autour d'elle. D'autres poussent la logique à son paroxysme. Current T V, chaîne américaine fondée en août 2005 par l'ancien vice-président Al Gore, propose aux téléspectateurs de produire une large partie de son contenu. Jusque dans les pubs : Sony, L'Oréal ou Toyota ont ainsi testé les “V-cam” (viewer created ad message) où les consommateurs-producteurs sont payés en fonction de la diffusion. Sur Internet, American Express et Converse proposent aux internautes de soumettre ou de concevoir des publicités. Nike a monté la plus longue vidéo de foot du monde en mettant bout à bout des scènes de dribble envoyées par des internautes. Partant du constat qu'une dizaine de millions de consommateurs produit et distribue des vidéos via le Net, une start-up s'est même créée sur ce principe. Vitrue a ainsi l'ambition de développer une plate-forme de publicités vidéo réalisées par les consommateurs euxmêmes. Une utilisation du “user-generated content” qui s'inscrit dans la veine du Web 2.0 particulièrement à la mode en ce moment. La boucle est bouclée : le consommateur conçoit luimême - et pour pas cher - les messages qui sauront le pousser à l'achat… Certaines marques détournent même les moyens de communication des consommateurs à leur propre compte. Ainsi SanDisk a créé un site contestataire de l'iPod pour promouvoir son propre baladeur numérique ! En s'offrant MySpace, le site de “réseautage social” qui met gratuitement à disposition de ses membres un espace personnalisé, le groupe News Corp, dirigé par Rupert Murdoch, s'est emparé du site le plus consulté au monde... Soit un espace gigantesque idéal pour mieux appréhender le consommateur ; comprendre comment sont structurés les réseaux d'amis, comment ils fonctionnent, et de mettre ces informations au service des marques. Frédéric Colas, président de Six and Co, précise : « Cela permettra de regarder qui sont les gens influents et dans quels domaines. Et, après, d'arriver à trouver un modèle économique qui soit basé sur la monétisation du bouche à oreille et sa compréhension. La question n'est plus de savoir véritablement qui a le pouvoir ou comment le reprendre, mais de savoir comment les marques peuvent quand même influencer et au final atteindre leur objectif qui est de vendre. »
Un rapport de force plus démocratique
Alors, non, le consommateur ne serait pas roi, comme on le clamait dans les années 60. Certains ont acquis un certain pouvoir, d'autres moins. Pour Frédéric Colas, il n'y a pas “un” mais “des” consommateurs qu'il classe en trois catégories : les conso-influenceurs (bloggeurs, journalistes…), les conso-acteurs (qui s'expriment sur les forums…) et les conso-mateurs (qui ne participent pas mais observent et qui, grâce aux deux autres catégories, ont accès à plus d'informations). « Le pouvoir absolu des consommateurs, je n'y crois pas, parce que ce sont les marques qui innovent. Nous nous dirigeons plus vers un dialogue », ajoute-t-il. « Les clients sont devenus adultes, insiste Henri Kaufman. On ne peut plus leur mentir. La marque doit toujours les faire rêver, mais ne pas être dans la surpromesse comme on l'a vu à une époque. Il semble que l'on s'oriente vers une relation équilibrée. » Et en aucun cas vers «une dictature de l'un ou de l'autre », selon Rémy Sansaloni. L'aspiration du consommateur va d'ailleurs dans ce sens-là :« A ujourd'hui, le consommateur a les moyens de s'exprimer aussi bien dans les associations que par son porte-monnaie, conclut-il. Il n'est ni roi ni dictateur, mais a repris le pouvoir de décision de ses actes de consommation. On arrive au final à un rapport de force plus sain, plus ouvert et plus respectueux de chacun.» Reste que, si le processus est engagé, l'équilibre des relations n'est pas encore atteint. Dans le dernier numéro de Marketing Magazine, Georges Lewi, Dg de BEC-institute, parlait de “consommateurs soumis” : « Le consommateur est redevenu l'otage des grandes marques. En effet, la magie du “do it yourself” a agi contre lui. Avec la culture Internet, il a accepté de partager son pouvoir et de faire une partie du travail. De roi, il est devenu esclave, payant, payeur et corvéable. » Une thèse pas loin d'être partagée par les associations de consommateurs. « N on, le consommateur n'a pas repris le pouvoir, affirme Alain Bazot, président de l'UFC-Que Choisir. Les problèmes de fond les plus graves ne sont pas résolus. C'est notamment le cas du défaut de concurrence dans certains domaines, qui empêche le consommateur d'avoir un pouvoir de négociation sur les prix. » Et s'ils sont en général mieux informés qu'il y a quelques années, notamment dans le domaine alimentaire, peu d'entre eux savent encore décrypter ces nouvelles données… Les pouvoirs publics en ont d'ailleurs pris conscience. Un projet de loi sur la protection des consommateurs doit être présenté au Conseil des ministres dès cette rentrée. Bien qu'en deçà des attentes des associations de consommateurs, ce texte propose d'inscrire le principe des class actions dans le droit français. La majorité des mouvements patronaux craint les dérives américaines de l'action collective, qui serait pourtant, selon Alain Bazot, « la seule façon opérationnelle de redonner du pouvoir au consommateur et de rééquilibrer leur relation avec les entreprises ».