Comprendre que le consommateur est infidèle
“Cours camarade, le consommateur est devant toi !” Telle pourrait être l'injonction adressée par Jean-Marc Lech et Didier Truchot, co-présidents d'Ipsos, aux têtes pensantes de l'entreprise et des institutions. Face à une société dont l'organisation repose sur l'infidélité, il y a urgence à mettre le turbo pour le rattraper.
Les Français disent aimer les marques, mais ils s'en détournent. Parallèlement, il ne se passe pas une journée sans que l'on parle de baisse de la consommation, qui serait liée à une crise de confiance. Qu'en pensez-vous ?
Jean-Marc Lech : Le moral des consommateurs est un
bon indicateur prédictif, mieux que les stocks de cartons ou les anticipations
des industriels. La nouveauté, c'est que l'on peut très bien déclarer un moral
en berne et, en même temps, avoir des comportements de consommation optimistes.
Le premier souci est : quel est le statut de ce que l'on déclare aujourd'hui ?
Est-ce que l'on déclare vraiment ce que l'on vit, ou, selon certains moments,
se laisse-t-on guider par des tendances euphoriques ou dépressives ? Néanmoins,
l'indicateur sur le moral des Français, la confiance des consommateurs, est le
meilleur que l'on connaisse. Le désarroi des industriels, des annonceurs vient
du fait qu'ils constatent que la durée de vie des produits qu'ils mettent sur
le marché diminue, tandis que la quantité de produits augmente. Un supermarché
de 3 500 m2 proposait, il y a douze ans, environ 7 500 références, contre12 000
aujourd'hui. Le consommateur, dans son infidélité à ses habitudes de
consommation, échappe à la prévision de l'industriel, de l'annonceur, du
publicitaire. C'est ça qui fabrique le désarroi. Le système étant lié, plus la
durée de vie des produits diminue, plus la quantité de produits augmente, plus
l'annonceur est tenté de demander à son agence de faire des pubs sur les
innovations produits. Si on continue comme ça, la marque va disparaître
derrière le paquet. Plus on veut communiquer sur l'innovation produit, plus les
formats publicitaires sont courts et moins l'annonceur dispose d'avance sur ses
concurrents. L'avance sur les autres, c'est la marque, pas l'innovation. La
crise actuelle, c'est que le cercle vertueux a disparu, on est dans une spirale
du péché. L'important étant de comprendre que le consommateur, lui, est
infidèle sans culpabilité : cela ne le dérange pas puisqu'il aime le produit ou
la marque qu'il a quitté autant qu'il aime celle qu'il va adopter. Le mot
“adopter” qui appartient au vocabulaire affectif va disparaître derrière le mot
“adapter” qui, lui, provient du vocabulaire behavioriste. Didier Truchot :
Cette histoire de baisse de confiance, c'est un peu le serpent qui se mord la
queue. Il y a une sorte de théâtralisation de la part des gens à raconter des
histoires qui ne sont pas nécessairement le reflet de la réalité de leurs
comportements. La France est tout de même un des pays d'Europe où la
consommation se porte le mieux. Les gens achètent. Maintenant, qu'ils achètent
moins dans les secteurs dits traditionnels et davantage dans les secteurs plus
technologiques, c'est un fait. Mais, si ce que vous dites, c'est qu'en dehors
de quelques secteurs, très délimités, la valeur des marques a tendance à
s'affaiblir depuis quelques années, cela me paraît évident. Jusqu'où ira ce
phénomène d'affaiblissement ? Jusqu'au moment où, éventuellement, ceux qui sont
en charge comprendront que gérer une marque, cela suppose un certain nombre
d'actions. Or, on est constamment sur le mode de la sécurité et de la
réassurance. On vit dans un monde de systèmes de gestion du risque. Si vous
avez dix marques qui fabriquent globalement le même produit, pourquoi
voulez-vous que les gens n'achètent pas la onzième qui est moins chère ?
Vous évoquiez un monde de systèmes de gestion des risques. Est-il un frein à la créativité ?
J-ML : Le devoir de précaution est une
vraie idée dans le processus industriel pour lutter contre la pollution, les
risques alimentaires, mais elle est devenue extrêmement polluante dans la vie
de tous. Notamment dans la communication. Cette idée de faire attention à tout,
c'est l'idéologie du mou. “Surtout ne prenez pas de risque !”
Est-ce que cela signifie qu'au niveau des études marketing, au sens large, il y a relativement peu d'évolution dans les demandes des entreprises ?
DT : Absolument pas. Qu'est-ce qu'une société d'études faisait pour
les entreprises jusqu'à une date relativement récente ? Elle était dans la
mesure, dans la communication d'informations, qui étaient avant tout de l'ordre
du factuel, du partiel. Aujourd'hui, lorsque l'on discute avec des entreprises,
et notamment celles de la grande consommation, elles sont à la recherche de
prestataires qui soient en mesure de leur faire mieux percevoir ce que sont les
gens. Elles se heurtent, et c'est Baudrillard qui a dû être le premier à le
dire, à l'absence de réponses du récepteur. L'émetteur finit par être abasourdi
par cette absence de réponse. Les entreprises ont l'impression d'être devant
des gens qui sont dans le mou. Elles nous demandent de les aider à comprendre
cela, de les assister dans ce que nous allons appeler leur processus
d'innovation. Ce qui est très frappant, c'est que, lorsque l'on invente de
vrais nouveaux produits, comme le IPod ou Actimel, ça marche. Le problème,
c'est que la quantité de choses inventées, qui tombent du ciel comme une sorte
de réaction, est infime. Avant, on disait “un produit sur cinq marche”,
maintenant, c'est un produit sur cinquante qui a un effet réel sur le business
des clients. Donc, les entreprises cherchent des gens qui puissent les
accompagner et, de façon assez intéressante, elles ne les trouvent ni dans les
agences de publicité, ni dans les sociétés de conseil. Donc elles se tournent
vers d'autres, comme les instituts d'études. Les entreprises sont désespérées
de la faible réactivité des gens. Peu importe ce qu'elles disent et fassent, le
consommateur ne réagit pas, ce qui ne veut pas dire qu'il n'achète pas. Si des
sociétés d'études sont en mesure, ne serait-ce que de les aider à faire en
sorte que la réaction soit un peu plus fréquente, intense, je crois que cela
serait formidable. J-ML : La mesure des flux a été pendant longtemps la
légitimité des sociétés d'études. Elles doivent passer de cette légitimité à
celle d'un discours sur le consommateur lui-même. Et pas simplement analyser
des flux de la consommation. Ce travail a été partiellement fait, il y a une
vingtaine d'années, à travers l'idéologie des études qualitatives. Il faut
aussi que des sociétés comme les nôtres fassent ce travail-là. Dans le même
temps, les agences doivent retrouver un discours dit “créatif” qui,
aujourd'hui, n'apparaît que dans les incantations de Jean-Marie Dru. Qui dit :
“Il faut faire de la rupture”. Soit. Mais pour ce faire, il faut trouver les
modes d'expression qui vont permettre aux gens d'aller vers les choses
nouvelles et différentes.
Et quels seraient ces modes ?
J-ML : Il faut provoquer beaucoup plus les gens qu'on ne le fait
actuellement dans la communication publicitaire. Si on recense l'expression
publicitaire autour des deux axes universels que sont la régression,
c'est-à-dire le début du plaisir, et la transgression, l'accompagnement du
plaisir, on constate que l'on en voit de moins en moins. Comme l'industriel
est perturbé par ce qu'il voit autour de lui, il devient un maçon, c'est-à-dire
qu'il fait des murs partiels pour éviter la fuite, il colmate. Ce système-là
pousse le consommateur à la fermer tout le temps, à ne plus réagir à ce qu'on
lui dit. Tout cela alimente l'infidélité. Le consommateur devient un actif
circulant. D'où l'idée qu'il y a une crise du marketing. La crise du
marketing, c'est la crise de l'intelligence des marketeurs. Parce qu'une bonne
partie d'entre eux sont des gens périphériques au métier. Quand je vois que
l'on mesure la fidélité des consommateurs selon qu'on est panier ou chariot, je
me demande, mais où est-on ?! Le sujet n'est pas là. Il n'y a plus de madame
Ariel et de madame Skip, alors que pendant longtemps on a structuré le métier
comme ça. Comme il n'y a plus de Duquenoy ou de Groseille. “La vie est un long
fleuve tranquille”, film de pubeur, est extrêmement symptomatique de cela.
C'est le dernier film en noir et blanc de la sociologie française. C'est un
Julien Duvivier. Ce film, c'est la même chose que quand Viansson Ponté
écrivait, en avril 68, “La France s'ennuie”. C'est quelque chose dont on pense
qu'elle révèle le moment où la société est en train de changer. En fait, cette
chose est caduque, parce que la société l'a déjà vécue.
Cette difficulté à appréhender le consommateur est-elle due à la normalisation de la pensée ?
J-ML : Il y a tout simplement une incapacité à comprendre
la nouvelle organisation de la société, qui est l'infidélité. Dans un pays de
structure catholique et communiste, la notion d'infidélité, c'est un imprévu,
cela ne fait pas partie du modèle. Vous avez là un double échec des histoires
collectives. Qu'est-ce qu'une histoire collective ? Quand vous êtes à droite,
c'est le conservatisme, et donc la défense de valeurs du classicisme qui sont
des valeurs collectives, et quand vous êtes à gauche, ce sont les lendemains
qui chantent et donc qui préparent collectivement un lendemain meilleur. Ces
deux modèles se sont cassé la gueule avec la mort politique du général de
Gaulle et Mai 68. Mai 68, c'est la dernière révolte collective contre
l'autorité. Les seuls endroits où il y a encore du collectif, ce sont les
autoroutes, les stades et les salles de concert. Donc tout cela fabrique un
énorme désarroi. Et, puisque l'on n'est plus dans le classicisme ou les
lendemains qui chantent, on va être dans l'instant. C'est-à-dire la fin de
l'histoire. La fin de l'histoire, c'est la post-modernité, mais une fois que
l'on a dit ça, on ne dit pas comment faire. On le voit bien avec cette histoire
de référendum européen. Classiquement, le respect de l'autorité, c'est tout de
même de prendre en compte ce que dit une voix autorisée, c'est le bas qui
respecte le haut. Ce modèle-là, il ne marche plus ici, parce que ce sont les
gens du bas qui veulent être respectés par les gens du haut. D'où la
télé-réalité, les émissions de libre parole à la radio, les blogs… Ce mouvement
n'est capté par personne. Je suis donc obligé de dire que ce déclin de
l'autorité et du respect des autorités fabrique une société dont, au début du
siècle précédent, Emile Durkheim disait qu'elle était “anomique”, qu'elle se
détruirait elle-même. DT : Comment rompre avec cette extraordinaire société
assurée, donc attristée ? Peut-être que s'il y avait 10 000 Steve Job, nous
aurions une société plus vivante. Ne serait-ce que parce qu'elle devrait se
prononcer sur des choses qui auraient, du moins chacune dans leur domaine, un
minimum d'intérêt.
Pourquoi ne les voit pas venir, les 10 000 Steve Job ?
DT : Il y a beaucoup de raisons pour cela et
notamment la taille des entreprises. Plus elles sont grosses, avec des
structures extrêmement bureaucratiques où chacun pense à sa carrière, plus
elles sont bloquées. Sans doute, les sociétés plus petites ont-elles des choses
à proposer, sauf qu'elles n'ont pas accès au rayon des magasins. Pour
débloquer le système, il faudrait arriver à prendre un peu de risque et, pour
cela, il faudrait que la société fonctionne un peu différemment. Les seuls pays
où les gens sont différents sont ceux dans lesquels il y a un accès à la
consommation. Au-delà, la crise de la société est avant tout une crise des
idées. Tout a été fait pour que nous vivions dans une société stable. Or, une
telle société ne génère pas d'idées. Cela ne veut pas dire pour autant qu'un
jour ou l'autre on ne verra pas émerger de nouvelles idées. J-ML : Mais les
gens sont plus instables que la société dans laquelle ils se trouvent, donc ils
sont tolérants à l'égard des idées nouvelles, et beaucoup plus qu'il y a trente
ans. La question est de savoir pourquoi il y a aussi peu d'idées nouvelles.
Quand on considère qu'une marque comme Badoit renouvelle son territoire et son
image, uniquement en lançant Badoit Rouge, c'est un truc qui me fascine
complètement. Des idées comme celle-ci, considérée comme une des dix idées de
l'année, on peut la trouver sans souci. Une bonne façon de réagir à
l'infidélité, c'est de multiplier les idées.
Le contexte économique se prête assez mal à cette prise de risque…
J-ML : Nous
avons fait la dernière grande révolte collective autour d'un slogan : “Cours,
camarade, le vieux monde est derrière toi !”. Aujourd'hui, on pourrait
l'inverser. “Cours, il est devant toi !”. Donc il faut courir encore plus vite.
L'écart n'a cessé de se creuser depuis vingt ans.