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Complexe n'est pas égal à compliqué

Publié par La rédaction le

Dans leur ouvrage "L'intelligence de la complexité"* Edgard Morin et Jean-Louis Le Moigne** proposent à leurs contemporains d'inventer d'autres fins et d'autres actions, de s'interroger sur la qualité de l'action à entreprendre. Est-elle déterminée, choisie ou subie ? A-t-elle déjà été essayée ? Comment a-t-on évalué son succès ou son échec ? Selon eux, la prise de conscience des possibles permet de travailler à mieux penser pour connaître le vrai plaisir de faire. Une attitude qui peut enrichir le marketing et rendre ses acteurs plus humains et plus optimistes. Extrait.

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" Vous connaissez la fameuse phrase de Claude Lévi-Strauss : « Le but des sciences humaines n'est pas de révéler l'homme mais de le dissoudre ». Effectivement il s'agit d'établir des principes ou des règles structurales qui permettent de comprendre comment fonctionne le mariage, l'économie, etc. La science économique n'a pas besoin de la notion d'homme. Sans doute a-t-elle eu besoin d'un homme abstrait qu'on a appelé l'homo oeconomicus ; mais on peut même désormais s'en passer. La démographie n'a pas même besoin de la notion d'homme. L'histoire, si c'est une histoire de processus, et qui élimine le rôle aléatoire des individus, des rois, des princes, peut finalement épiphénoménaliser l'homme. Alors on peut arriver à des sciences où la vie, l'homme, la société, n'existent plus. On arrive à une situation tout à fait à l'opposé de celle qui régnait au XVIIe et XVIIIe siècle.

Qu'est-ce que la culture humaniste ?


C'est cette culture que l'on continue plus ou moins à apprendre à l'école, au lycée, marquée par les noms de Montaigne, Voltaire, Rousseau, Diderot... Et quel est le propre de cette culture ? C'est effectivement de s'interroger sur l'homme, la société, sur le destin, sur la vie, sur la mort, sur la société, sur l'au-delà. C'est une culture qui se fonde sur un nombre de connaissances ou d'informations limitées. Bien entendu on a découvert l'Amérique, on sait qu'il y a des Indiens, on sait qu'il y a la vérité en deça des Pyrénées et l'erreur au-delà, et on sait que les moeurs sont très différentes... Et là-dessus, il y a des réflexions très riches qui aboutissent à des réflexions différentes selon les auteurs. C'est une culture qui permet l'organisation des informations très diverses, disponibles sur le marché intellectuel, et qui sont accessibles en principe à ce qu'on peut appeler un honnête homme, celui qui peut accéder à la culture. C'est une culture qui permet réflexion et méditation. C'est une culture qui reste à un niveau de problèmes où la connaissance est liée à la vie de chacun et à sa volonté de se situer dans l'univers.

La nouvelle culture scientifique


Elle est, elle, d'une nature radicalement différente. Pourquoi ? Parce qu'elle se fonde de plus en plus sur une énorme quantité d'informations et de connaissances qu'aucun esprit humain ne saurait, ne pourrait engranger. Il est impossible de pouvoir avoir une vision sur l'homme, la société, l'univers en accumulant ce matériel ; d'autant plus que ce matériel est fermé, cloisonné, ésotérisé, puisqu'il faut entrer dans le vocabulaire, dans les concepts, et dans la connaissance spécialisée, mathématique, elle-même nécessaire pour comprendre telle ou telle formulation. Autrement dit, voici une connaissance que l'on ne peut pas discuter, que l'on ne peut pas réfléchir d'où une situation culturelle nouvelle. Ainsi le spécialiste dit : « Mais les idées générales sont vagues, creuses ; on en veut pas ; il n'en faut pas ». Il a tout à fait raison. Seulement ce qu'il vient de dire là, c'est une idée générale encore plus vague, encore plus creuse ; car le dit spécialiste a des idées sur l'amitié, sur l'amour, sur la vie conjugale, sur le monde, sur la politique, sur la nécessité ou non d'un Etat ou d'un Etat plus fort, etc. Seulement le dilemme des spécialistes, c'est que si eux-mêmes ne peuvent pas avoir d'idées générales sur leur spécialité, ils interdisent d'avoir des idées générales ailleurs ; or, ils en ont des idées générales ! Pas seulement les spécialistes, les grands savants aussi, bien sûr. On les voit quand ils s'expriment sur politique, social ; ces "idées générales" sont du même niveau d'incompétence ou d'irréflexion, que celles du simple citoyen, avec la différence que le citoyen a peur et est intimidé, alors que le grand savant lui est arrogant, triomphant et au nom de son prix Nobel, il peut faire telle ou telle déclaration sur les problèmes les plus généraux. Nous sommes alors dans le règne des idées creuses, non réfléchies. Ce qui est finalement mis en cause, voire en accusation aujourd'hui, dans la conjonction des savoirs parcellaires et des idées générales creuses, c'est le droit à la réflexion. Ce qui est tragique c'est que, au lieu qu'on regrette, que l'on souffre de cette situation où finalement on ne sait plus quoi penser, il y a non seulement une acceptation résignée mais une acceptation assurée. On dit : "c'est comme ça, ça doit être comme ça ; il faut que ce soit comme ça et il faut que ça continue de plus en plus comme ça". Ce néo-obscurantisme généralisé signifie qu'il y a un renoncement soumis et fataliste à l'ignorance et à l'incapacité de savoir. Et, à la limite, on voit que l'énorme quantité de savoir qui continue de se produire va de plus en plus s'accumuler pour être stockée, grâce aux moyens informatiques, dans des banques de données manipulées et traitées par des ordinateurs, en fonction des besoins et des demandes d'instances anonymes, entreprises, Etat. (...)

Une époque de changement de paradigme


A mon avis, nous sommes dans une époque de changement de paradigme ; les paradigmes, ce sont les principes des principes, les quelques notions maîtresses qui contrôlent les esprits, qui commandent les théories, sans qu'on en soit conscient nous-mêmes. Je crois que nous sommes dans une époque où nous avons un vieux paradigme, un vieux principe qui nous oblige à disjoindre, à simplifier, à réduire, à formaliser sans pouvoir communiquer, sans pouvoir faire communiquer ce qui est disjoint, et sans pouvoir concevoir des ensembles, et sans pouvoir concevoir la complexité du réel. Nous sommes dans une période "entre deux mondes" ; l'un qui est en train de mourir mais qui n'est pas encore mort, et l'autre qui veut naître et qui n'est pas encore né." * Editions L'Harmattan. ** Respectivement directeur de recherche émérite au CNRS et président de l'association pour la Pensée Complexe, et professeur émérite à l'Université d'Aix-Marseille, président du Programme Européen "Modélisation de la Complexité".

 
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