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Avis d'expert David Le Breton * « Retrouver la vibrante sensation d'exister »

La marche effectue un retour en force dans nos sociétés de l'urgence et de l'asphalte. Le sociologue-anthropologue David Le Breton souligne son rôle majeur pour que l'homme fasse corps avec son existence et crée du lien social.

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Y a-t-il un regain du désir de marcher ? Pourquoi ?


Oui, la marche connaît un fort développement social. En France, il y a environ deux millions de personnes qui effectuent des randonnées de plusieurs jours avec hébergement en gîte d'étape ou refuge. Malgré les encombrements urbains, les tragédies quotidiennes qu'elle engendre, la voiture est au coeur de la vie quotidienne. Elle a rendu le corps superflu pour des millions de nos contemporains qui, du matin au soir, sont assis et n'ont plus avec leur corps qu'une relation d'oubli ou de gêne. Le corps de la modernité évoque un vestige voué à la disparition prochaine, il glisse lentement dans l'anachronisme. La condition humaine est devenue une condition assise. D'où cette passion croissante pour la marche comme une manière jubilatoire de retrouver la sensation du corps, les sens, la disponibilité à l'autre, le lien social. On se met en congé des impératifs de communication, de rendement, de vitesse, d'efficacité pour renouer avec la flânerie. La marche est une sorte de fontaine de jouvence, une forme de résistance à l'occultation du corps qui marque nos sociétés contemporaines.

Quelles sont les valeurs essentielles inhérentes à la marche ?


Tout d'abord l'ouverture au monde, une façon de reprendre son souffle, d'affûter ses sens, de renouveler sa curiosité. Le marcheur prend son temps et ne laisse pas le temps le prendre. Retour à l'essentiel, le bagage signe l'homme, révèle ce dont il ne peut se passer. Par le dépouillement, la marche ramène à soi, c'est un détour pour se rassembler, saisir sa place dans le tissu du monde, s'interroger sur ce qui fonde le lien aux autres. C'est une voie majeure contre l'anxiété, le stress, le mal de vivre. Le marcheur est souvent un homme ou une femme qui prend la clé des champs et met entre parenthèses contraintes et soucis qui saturent son quotidien. En s'immergeant dans un autre rythme, en mettant son corps et ses sens au premier plan, l'individu participe de nouveau à toutes les pulsations du monde et reprend confiance en lui. La marche rétablit l'homme dans une existence qui, souvent, lui échappe en raison des conditions sociales actuelles.

En quoi la marche sollicite-t-elle en l'homme le sentiment du sacré ?


Elle confronte l'homme à l'élémentaire : la terre, la pierre, les montagnes, l'eau, la lumière, la nuit, etc. Elle restaure le corps dans sa souveraineté. La marche est le temps d'un sacré personnel, si elle mobilise un ordre social marqué par la nature, elle est aussi immersion provisoire ou durable dans l'espace, dans un monde autre, source de révélations multiples. La tradition orientale parle du darshana, d'un homme ou d'un lieu pour désigner un don de présence, une aura qui transforme ceux qui en sont les témoins. L'émotion est souveraine pour le citadin qui savoure la banalité des choses comme des moments d'exception.

Face à l'industrie touristique et ses infrastructures, quelle place reste-t-il au marcheur aujourd'hui ?


Une grande place. Les randonnées sont en pleine expansion, que ce soit en montagne, sur le littoral ou simplement à la campagne. Les agences de voyages ont saisi l'importance de cette demande croissante pour découvrir un pays ou une région par le corps, à pied. Bien sûr, la voiture a créé un univers hostile aux marcheurs ou aux cyclistes, le conducteur automobile derrière son pare-brise vit dans une sorte d'anesthésie sensorielle et d'hypnose de la route. Autoroutes et nationales ne sont pas propices à l'exploration et à l'expérience de la flânerie. L'industrie touristique offre des lieux rares et précieux à la consommation et, ce faisant, les banalise et en détruit l'aura. Le nerf de la guerre est l'accessibilité. Comment arracher les gens à leur voiture et les remettre sur pied, en contact avec la terre ? Le mal-être les conduira de plus en plus sur les chemins, pour rétablir une échelle de valeurs que les routines collectives tendent à élaguer et retrouver la sensation de soi.

Votre livre est un hommage aux grands voyageurs à pied et aux échanges entre les hommes ?


J'ai écrit ce livre comme une invitation à la marche, à la lecture, donc à la jouissance tranquille du monde. La marche est un art de vivre. Une manière de retrouver sa place dans la société, de se rendre à nouveau disponible à ses proches. Jamais on ne se parle et on ne s'écoute autant qu'en marchant ensemble, sans hâte, en partageant des émotions, des découvertes. La marche est une longue expérience de méditation, de détente, énormément de gens marchent aujourd'hui vers Compostelle ou ailleurs pour se retrouver, vibrer à nouveau d'une existence qui leur a échappé, retrouver un regard heureux et créatif sur les merveilles du monde qui les entoure.

Astrid Vitols

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