Avis d'Experts Jean Brousse & Nathalie Brion Paroles, paroles, paroles...
Jean Brousse, président, et Nathalie Brion, directrice générale de l'Institut Européen d'Analyse Géo-Economique, signent avec "Mots pour maux"* une analyse incisive du discours des patrons français. Ou lorsque le discours de l'entreprise va à l'encontre de l'idée même d'entreprise.
Qu'est-ce que l'analyse du discours ?
Elle est née
en France dans les années soixante. Des linguistes, des philosophes, des
historiens, des psychanalystes, des psychologues, des sociologues ou encore des
politologues étaient à la recherche d'outils d'analyse des productions
langagières, écrites ou orales. Cette analyse s'est longtemps limitée à des
corpus politiques ou historiques. Plus récemment, elle s'est intéressée au
discours médiatique ou publicitaire. Mais quasiment jamais elle n'avait eu pour
objet le discours patronal.
Comment avez-vous procédé ?
Les productions langagières de quinze grands patrons français
ont été regroupées en un corpus informatisé. Il correspond à un ensemble
d'interventions orales et écrites collectées durant les années 2000 et 2001. Il
est issu d'interviews données aux médias français nationaux : presse écrite,
audiovisuelle et radiophonique. Il contient quelque 244 073 mots pour 45 450
formes différentes et autant de sous-corpus que de patrons étudiés.
Quelle était votre hypothèse de départ ?
Nous
supposions que les productions langagières de grands patrons français dans
différentes situations ont des caractéristiques communes. Nous voulions donc
mettre en évidence les caractéristiques d'un genre, mais aussi relever les
différences propres à chaque dirigeant.
Selon quels critères avez-vous choisi ces quinze patrons ?
Nous les avons sélectionnés
en fonction de leur représentativité dans l'économie française et de
l'homogénéité des statuts des entreprises qu'ils dirigent.
Donc, qu'est-ce qui caractérise le discours patronal ?
Très structuré,
il donne l'apparence de l'argumentation. Mais il s'agit juste d'une apparence !
Les propos pour donner l'illusion d'aller de soi sont émaillés de nombreux
adverbes : effectivement, bien sûr, en effet, évidemment, clairement,
forcément, naturellement... Il est également peu démonstratif et repose sur ce
que l'on appelle des "marqueurs d'addition" : "et, et aussi" ; des relations
temporelles : "puis, alors...". Les relations de cause et de conséquence "parce
que ou donc" ainsi que celles de but comme "pour que, afin de, dans le but de"
sont peu employées. Ce discours procède d'accumulations et de répétitions. Il
privilégie les formes d'intensité, "grand, fort, exceptionnel", et
d'exagération. Les superlatifs sont systématiques : "très, le plus, les plus".
Les patrons ne font pas appel au jugement. Ils ne démontrent pas. Ils
n'expliquent pas. Ils affirment leur propos comme une vérité. C'est un discours
de type propagandiste. Il ne se projette pas. Il n'introduit pas de projet, pas
de dynamique. Les patrons donnent l'impression de se dissoudre dans la
structure qu'ils dirigent, sans en prendre la barre, sans proposer aucune
vision. L'entreprise semble ainsi évoluer dans un monde qu'elle ne régit pas,
sur lequel elle n'a pas de prise et auquel elle ne s'adresse pas.
Comment expliquez-vous que leur expression se limite à une pensée opératoire sans âme et sans affect ?
La pensée des patrons est
laminée par le court-termisme. Ils le reconnaissent et en ont conscience. Ils
n'ont pas vu non plus qu'avec Internet le niveau d'information était plus élevé
et favorisait de nouvelles aspirations. Dorénavant, la légitimité risque de
venir des ONG. L'entreprise est déconnectée de la société.
On cherche en vain le désir dans leurs propos ?
Certains
psychanalystes s'interrogent justement sur la disparition du désir. C'est
pourtant le fondement de la pratique. Il faut retrouver la place de la réalité
et l'intensité des désirs. Mais il y a une peur de la féminisation de l'homme
qui est en train de se faire.
Justement, dans "Mots pour maux", il n'y a qu'une seule femme,Anne Lauvergeon, qui dirige Areva. En quoi son discours est-il différent ?
Elle met beaucoup d'affect et de
subjectivité dans ses propos. Elle est le dirigeant qui évoque le moins la
situation financière de son entreprise et les marchés financiers. Elle déploie
un discours empreint d'humanité et de proximité, mais étayé par la connaissance
et la science. Elle sait se projeter dans le futur. Elle "donne de sa personne"
et n'hésite pas exprimer ses doutes et ses incertitudes.
Selon vous les chefs d'entreprise< se="" seraient="" transformés="" en="" chefs="" financiers="">
Effectivement, ils commentent les résultats financiers, les
situations financières, les opérations financières d'entreprises qu'ils ne
possèdent plus, qu'ils ne s'approprient plus, où ils apparaissent juste "en
fonctions".
Ce délire de surpuissance financière ne conduit-il pas à l'impuissance ?
Effectivement, c'est le discours des banques qui
prévaut. La suractivité de ce secteur a mis les chefs d'entreprise sous
emprise. Et dans leur discours, ils cèdent à l'injonction normative de la
finance.
Quelles pistes de réflexion donneriez-vous aux patrons pour sortir de la vacuité de leur discours ?
Nous leur dirions
qu'ils doivent accepter de partager le processus de compréhension, qu'ils ont
une responsabilité face à la société qui dépasse le strict cadre de
l'entreprise, une responsabilité sociale au sens large. Il faut qu'ils se
redonnent un peu de temps et arrêtent de regarder le trimestre. La croissance
pour la croissance détermine un monde d'obligations qui est la négation de
l'entreprise. * Editions Descartes