« Une culture adolescente s'est répandue à une échelle de masse »
Que pensez-vous de la notion de harcèlement moral ?
Je crains qu'on la réduise à l'intersubjectif et à l'individuel
dans une vision psychologisante. Il est vrai qu'aujourd'hui, dans l'entreprise,
plus d'espace est laissé au pervers et à ses agissements sur sa victime sous
prétexte de productivité. Mais il faut être capable de s'extraire de soi-même
pour penser les problèmes dans l'ensemble de leurs implications. La
subjectivité débridée fait le lit de la démagogie. Comme en témoignent les
médias qui mettent en scène le spectacle de la souffrance de la victime sans
aucun recul réflexif et critique.
Comment expliquez-vous l'importance qu'elle a prise ?
Le thème de la souffrance dans le
travail est à la confluence de plusieurs phénomènes. Si le salariat demeure
majoritaire, on constate un éclatement des statuts avec la multiplication des
CDD, de l'intérim et du travail indépendant. Ces formes atypiques de l'emploi
s'inscrivent dans une logique de la gestion de la main-d'oeuvre qui répond à
une nouvelle configuration de l'entreprise. Il est aussi dans le droit fil des
tendances libérales de s'attaquer aux acquis des sociétés développées. Mais ces
acquis créent des repères identitaires individuels et collectifs dans l'esprit
des individus. Leur érosion les met en crise. Nous sommes dans cette
situation.
Quel est la part du management dans cette crise du sujet?
L'idéologie "managériale" moderne intègre à sa façon la
thématique révolutionnaire de la rupture et de la table rase. Les changements
sont sans cesse présentés comme "radicaux" et "révolutionnaires". Sans annoncer
de lendemains radieux. Les évolutions sont présentées sur le mode du sacrifice,
de la survie et de l'urgence. Les managers deviennent des "ingénieurs des
âmes", qui ont pour objectif de "travailler la motivation", "d'inculquer
l'esprit d'initiative et d'innovation", de "graver une matrice dans l'esprit
des salariés...
Il y aurait ainsi un nouveau modèle de l'homme au travail ?
Effectivement, l'homme au travail doit être à la fois
"autonome" et "responsable". Il doit se montrer au maximum de ses performances
et totalement impliqué. Aucune part de lui-même n'est censée y échapper.
L'imagination, la créativité, les aptitudes qui relevaient auparavant de la
sphère privée se trouvent désormais évaluées et mises au service de l'optimum
productif. Ce ne sont pas les conditions de travail, les objectifs irréalistes
où les limites des compétences professionnelles qui sont mises en jeu, mais la
personnalité tout entière. Découpée et mise à plat en termes de compétences
parcellisées, codifiée dans de multiples catégories et schémas, l'activité
professionnelle est réduite à une machinerie fonctionnelle que l'on prétend
maîtriser et perfectionner pour en améliorer les performances.
Le management en serait donc le principal responsable ?
Evidemment
non ! Nous vivons dans le fantasme d'un monde sans contrainte, où tout est
possible, où l'on peut réaliser tous ses rêves. Ce monde s'inspire de slogans
de 68 : "Ce que nous voulons : tout et tout de suite !". Il suscite un nouveau
conformisme. Celui de l'individu-roi qui va pouvoir déployer tous ses talents
dans l'entreprise. Règne de l'imagination au pouvoir et de la créativité sans
entraves. Tout ce qui pourrait faire penser à la figure du maître est
immédiatement soupçonné de tentative de domination. Le pouvoir est mort. Vive
le réseau ! Une culture adolescente s'est répandue à une échelle de masse. Le
nouvel individu se caractérise par un rapport court à la satisfaction de ses
besoins. Il tourne en auto-référence perpétuelle à lui-même. Cet effet a gagné
l'ensemble des sphères d'activités.
Comment faire ?
Le
mouvement chaotique des évolutions dans tous les domaines paraît se suffire à
lui-même et ne pas avoir de fin. Il rompt avec la continuité historique. Il
remet en cause le monde commun. Or, le besoin de permanence et de familiarité
avec le monde, comme le soulignait Hannah Arendt, est un des traits de la
condition humaine. On ne saurait passer outre, au prix de ce qui fait l'humain,
donc au prix d'une immense souffrance généralisée. * Jean-Pierre Le Goff est
l'auteur du Mythe de l'entreprise (96), de La Barbarie douce (1999), des
Illusions du management (2000 réédition Poche), aux Editions de La Découverte.