« On ne peut pas toujours innover trop vite et partout »
Encensée sur le papier, puis boudée par les consommateurs et les médias, la Smart a connu des débuts difficiles. En mars 99, Daimler-Chrysler a repris l'affaire en mains, revu ses ambitions à la baisse et corrigé quelques erreurs de tirs, notamment en termes de distribution. Résultat : la Smart fleurit peu à peu sur l'Europe et François Leclech, directeur général de la marque, annonce l'arrivée d'une quatre places, dans les trois ans à venir.
Quelle est la genèse de la Smart ?
Un certain
nombre de nos compétiteurs, pour complémentariser leur marque qui n'offrait pas
de petites voitures, ont racheté un constructeur. Mercedes a préféré créer un
nouveau concept. Cela supposait de regarder l'avenir du positionnement du
marché automobile. Nous pensions que l'automobile devait recevoir un changement
profond et que nous devions nous adapter à ce que serait l'automobile du IIIe
millénaire. Cette décision doit beaucoup à l'alliance avec Hayeck de Swatch. Il
remettait en cause la voiture urbaine et, en même temps, il présentait le
désavantage de n'avoir aucune expérience automobile. Mais, nous avons estimé
que ce mariage entre quelqu'un qui partait d'une feuille blanche, avec un
certain nombre d'idées créatives, et l'un des plus vieux créateurs automobiles
pouvait permettre d'imaginer un nouveau concept. Ensuite, il fallait se
différencier et intégrer tous les paramètres du futur : les difficultés de
circulation, les problèmes de parking, le fait que la majorité des déplacements
se font la plupart du temps à une ou deux personnes par voiture... Nous
voulions aussi repenser la distribution, la relation avec la clientèle... Ainsi
est née la Smart en 1998.
Malgré toute cette ambition, vous avez essuyé des difficultés dès le lancement...
Oui, elles ont été
réelles. On peut estimer aujourd'hui que cette superposition de nouveautés -
concept automobile, méthodes de distribution, de marketing, de vente -, était
un peu trop importante. C'était une erreur de penser que l'on peut toujours
innover trop vite et partout. Nous avons donc eu besoin d'un recentrage.
Ni les consommateurs, ni la presse n'étaient prêts à accepter toute cette
novation. Or, pour qu'un produit réussisse, l'appui des médias fait partie des
facteurs de succès. La Smart a été violemment remise en cause. Nous nous sommes
demandés si nous ne nous étions pas trompés en lançant un produit si novateur.
Il y a eu pourtant une abondante presse sur le sujet...
Oui, mais avant que la voiture n'existe réellement. Nous étions encore au stade
de la théorie conceptuelle. Dès que la voiture est apparue sur le marché, elle
a été en quelque sorte condamnée par les médias. Et encore plus en France qu'en
Italie, où les gens sont habitués aux petites voitures, en Suisse, terre de
Hayeck ou en Allemagne, pays collaborateur. Ces trois derniers pays
constituaient un îlot de soutien a priori. Quand, en France, nous avons essuyé
des tirs croisés !
Sur la base de quels arguments ?
Le
fait qu'une deux places n'avait pas sa place sur le marché, que le concept ne
correspondait pas une stratégie marketing, que le système de distribution ne
correspondait pas aux habitudes des Français... A de rares exceptions, cela a
été une unanimité hostile. A partir du moment où cette voiture est très
différente, qu'elle reçoit un accueil hostile, vous devenez en tant que
possesseur de Smart, un marginal qui doit lui aussi subir la critique. Avoir
envie d'une Smart paraissait alors une idée totalement saugrenue.
Le fait que la Smart soit sensiblement différente du projet initial de Hayeck, qui pensait "voiture propre", n'a-t-il pas nuit à l'image du véhicule à sa sortie ?
Non. Car l'électricité est pour l'instant
un échec. On ne sait pas faire. Notre groupe y travaille, nous sommes même en
avance. Un certain nombre de constructeurs se sont lancés dans la production de
voitures électriques et ont tous abandonné. Le GPL est marginal. La voiture
électrique, aujourd'hui, ne correspond pas à la demande. Ce qui sera sûrement
différent dans quatre à cinq ans. Mais en 1998, il est faux de croire que
l'attente était celle d'une Smart électrique. Ça viendra, mais cela demande
encore du travail.
Quelques autres malentendus ou incompréhensions ont-ils justifié le rejet des médias ?
Je dirais que le paysage
dans lequel nous évoluons aujourd'hui est d'autant plus fort pour Smart qu'elle
a été critiquée auparavant. Nous recueillons le fruit positif de notre
négativité passée. On a du mal à intégrer la nouveauté. Il n'y a pas
aujourd'hui sur le marché de concurrents à la Smart. Nous sommes sur un marché
qui n'existe pas. Cela perturbe beaucoup. Maintenant, tous les constructeurs
sont sur ce créneau, mais ils attendaient de voir ce que donnerait la Smart.
Quand ils ont vu l'accueil au départ, ils ont reculé. Ils ont ressorti leurs
projets de leurs cartons à partir du moment où le concept a montré qu'il
ouvrait un nouveau segment de marché. Et je suis convaincu que, dans cinq ans,
on verra des véhicules concurrents. On peut juste se demander si l'on n'a
ouvert ce segment un peu en avance. On ne saurait nous le reprocher. Mais,
encore une fois, ce sandwich d'innovations (produit, distribution, vente...)
était sans doute un peu indigeste.
Dans le détail, quel était véritablement le maillon faible de cet ensemble d'innovations ?
La
distribution était insuffisante. Nous ne couvrions pas assez le territoire. Or,
comme c'était une voiture urbaine, les acheteurs n'allaient pas faire 100 km
pour l'acheter. C'était pourtant ce qu'il fallait faire. Par ailleurs, le
challenge a été d'imposer une marque en même temps qu'un modèle. Or, tout
l'effort a été fait sur la marque, qui s'est imposée en trois ans. Elle est
aujourd'hui plus connue que de nombreux modèles sur le marché. Mais nous
n'avons pas assez communiqué sur ce qu'apportait ce modèle. Les gens
connaissaient Smart mais pas le produit. Or, c'est le produit qui est
intéressant. Il offre beaucoup d'espace, on se gare comme avec une moto, il
consomme très peu, sa mobilité et sa dextérité sont extraordinaires et il
procure beaucoup de plaisir de conduite. Mais les gens s'arrêtaient à Smart et
à l'aspect extérieur. On ne les a jamais fait rentrer dedans. Or, le slogan de
départ, "Reduce to the max", correspondait aussi à l'espace intérieur. Quand on
la conduit, on a cette surprise d'espace, de bien-être et de confort. Cela
n'avait pas été montré par le marketing. Nous avons travaillé et petit à petit
l'image de la voiture s'est modifiée. On est passé de "Acheter une Smart,
quelle idée !" à "Tiens, tu t'intéresses à la Smart. En effet, c'est
intéressant... !", puis aujourd'hui, à "Ah!, tu as une Smart. Prête-la moi,
j'aimerais bien essayer ce modèle". Et les taux de progression de vente sont en
rapport. Et, cette fois, avec l'appui de la presse.
Pourquoi ce revirement ?
Les journalistes sont des gens comme tout le monde.
Quand on voit que les prévisions commerciales sont à l'opposé de la réalité, il
faut bien reconnaître qu'à un moment donné il y a eu une erreur de jugement
conceptuelle. Il y a eu un travail profond d'explications, d'accompagnement
avec la presse. Cette dernière est d'autant plus intéressée que l'on ne peut
pas dire à un moment donné "cette voiture, vous n'en vendrez pas", et vendre 10
000 voitures sur un modèle unique. Les faits s'imposent. C'est cette volonté de
compréhension et d'accepter de s'être trompé. Nos plus grands détracteurs
d'hier sont sans doute aujourd'hui nos plus grands amis. Par volonté de
compréhension du monde automobile.
Est-ce que le design n'a pas effrayé ?
Je dirais plutôt qu'il a marqué mais, au départ, il a
certainement freiné. Cela étant, à partir du moment où nous voulions mettre sur
le marché un concept nouveau, il fallait un design nouveau. On ne peut pas
faire du neuf avec du vieux, ni faire du bricolage à ce niveau.
Nous avons, grâce à ce design, une identité Smart que l'on retrouvera demain
dans la "4" car nous voulons nous imposer comme ligne automobile. Nos collègues
français savent faire de parfaites petites voitures. Si c'est pour faire les
mêmes, ce n'est la peine. Il faut au contraire garder cette identité très
forte. Que l'on aime ou pas. Il faut que nous gardions cet esprit, ce design et
cette compacité à travers tous nos modèles.
Où en sont les ventes au regard des objectifs initiaux ?
Au départ, les chiffres étaient
très ambitieux. Nous avons refait les business plans et, depuis notre reprise
en mai 99, nous sommes en phase sur la base d'un modèle unique. En France, on
se dirige vers les 9 à 10 000 véhicules par an sur un modèle unique. Qui sur le
marché français représente autant sur un seul modèle... ? Grosso modo, nous
aurons cette année une progression d'environ 20 % par rapport à 2000 ; ce qui
est assez fort sur le marché automobile. Et nous considérons que nous ne sommes
pas encore à la plénitude de notre développement. Nous sommes bien dans un
concept qui s'établit et non dans une courbe de vie de produit normal. Reste
encore à faire un certain nombre de progrès sur la mobilité. Cette voiture est
particulièrement urbaine. En ce moment, nous développons toute une politique
avec les sociétés de parking. Pourquoi payer une place entière alors que vous
avez une voiture qui ne prend qu'une demi-place. Cela intéresse beaucoup les
mairies et les départements. Nous développons aussi avec Avis le fait d'avoir
toute la semaine une petite voiture et de pouvoir bénéficier le week-end d'un
plus gros véhicule. Les premiers résultats sont très encourageants en ce qui
concerne les parkings. Et Avis nous accorde des réductions importantes. Mais on
peut aller encore beaucoup plus loin.
Quand sortira votre modèle 4 places ?
Il devrait voir le jour en mars 2004. Nous allons rester
dans une proportion similaire et dans le même design, dans une ligne Smart.
Auparavant, nous aurons un roadster qui devrait arriver en mars 2003. Nous
construisons notre gamme.
Quelle va être la valeur ajoutée d'une 4 places par rapport à la Smart actuelle puisqu'elle n'offrira plus les facilités de parking ?
La finalité de la création de Smart est de créer une
nouvelle marque automobile. Et pas uniquement de faire des deux places. Smart
se veut, à terme, une vraie gamme de produits. En achetant Rover, BMW s'est
enrichie d'une gamme complète de véhicules. Aujourd'hui, la marque a revendu
Rover, mais elle a gardé la Mini. C'est bien un produit qui a été racheté pour
compléter sa gamme. Nous, nous avons créé une marque, mais nous voulons créer
une identité. Nous n'avons jamais dit que nous voulions créer un modèle unique.
Pour la 4 places, nous voulons garder les mêmes valeurs. L'environnement
intérieur de la Smart, vous ne le retrouvez nulle part. Si vous avez demain une
petite 4 places, vous vous retrouverez dans cet environnement.
Quelle clientèle allez-vous attirer ?
La marque est
établie aujourd'hui. Elle a créé un univers avec un public assez spécifique.
Celui qui a une Smart peut avoir envie, dans le cadre de sa famille, d'un
véhicule plus grand tout en restant dans le même univers. Si vous avez besoin
d'une capacité intérieure de 4 places, vous devez pouvoir la trouver chez nous
et pas forcément ailleurs.
Où réalisez-vous vos plus fortes ventes ?
L'Italie et l'Allemagne ont le record 2001 avec 30 000 véhicules
vendus. En Italie, elle a pris le côté trendy, la petite voiture mode et sympa
et ce, toutes catégories sociales confondues. Elle correspond très bien au chic
et au jeune Italien. Le succès en Allemagne est dû à des raisons de marché.
Ensuite, la France avec 9 000 véhicules, puis la Suisse, grâce au poids
d'Hayeck, avec environ 5 000 voitures vendues, ce qui est bien du fait de la
petitesse du marché. Après, il y a l'Espagne, l'Autriche, la Belgique avec près
de 5 000 véhicules par an. Londres et le Japon sont également très
prometteurs.
Misez-vous beaucoup sur Internet ?
Notre
système est assez développé. Nous avons été le premier site automobile à vendre
on line par Carte Bleue. Le site marche bien, mais l'acte final d'achat ne se
fait pas. Les gens arrivent à la concession, ils ont imprimé tout ce qui leur
convenait, ont établi leur financement, mais ils ont besoin d'un coup de tampon
physique. Le lien avec le vendeur reste indispensable. Mais nous vendons quand
même une voiture par mois via Internet. Proportionnellement aux ventes, nous
sommes les champions du Net automobile !
Vous avez également été précurseurs avec les systèmes de loyers mensuels ?
Oui, cela
marche très bien et tout le monde s'y est mis. Et l'on voit bien dans la
communication que, lorsque l'on prend la parole sur un prix, le côté mensuel
fait mouche. Notre prochaine campagne part maintenant sur un prix à la journée,
21 francs par jour, le prix d'un paquet de cigarettes !
Pourquoi ne pas négocier plus de partenariats avec les aéroports, les gares... avec des cartes et des parkings où l'on laisse sa voiture... ?
Ça se fera
rapidement. Mais nous n'avons pas non plus vocation à tout faire, il faut donc
trouver des partenaires. Easyrentacar a souhaité le faire avec la Classe A.
Mais je préférerais un concept de mobilité sur la Smart avec un système de
bornes. Et puis ce n'est pas simple, au sens où en France, tout est
nationalisé. Nous avons donc moins de facilités qu'un constructeur français. Il
faut jouer avec les lobbys économico-politiques.
Biographie
François Leclech a 53 ans, il est marié et père d'une fille. Il obtient en 1973 une maîtrise d'économie avec un 2e cycle en psychologie. De 1974 à 1979, il travaille à l'Institut de Formation industrielle commerciale et administrative (Saint-Cloud). Il entre chez Mercedes France en 1979 en tant que chef du département publicité et de la promotion des ventes puis chef du département financement des ventes en 1982. En 1984, il est nommé directeur du département communication/relations extérieures et responsable commercial voitures particulières de la région Paris Ile-de-France. Il devient directeur commercial voitures particulières et 4 x 4 en 1989, puis directeur général voitures particulières Mercedes-Benz. Depuis mai 1999, il assure également la direction générale de Smart.
L'entreprise
Lancée en 1998, Smart enregistrait à fin juillet 2001 des ventes totales de 70 000 véhicules. Prix moyen d'une Smart : 65 000 francs. Répartition des ventes par pays : Allemagne 35 %, Italie 29 %, France 10 %, Espagne, Suisse et Royaume-Uni 5 %, Hollande et Japon 3 %, Autriche et Belgique 2 %, Grèce 1 %. Le réseau comprend 64 points de ventes, contre 17 au moment du lancement. Smart emploie près de 220 personnes dont 20 au siège de Daimler-Chrysler à Rocquencourt.