« Nous voulons garder l'esprit start-up »
On connaissait les projets d'entreprise. L'avènement de la "nouvelle économie" voit naître l'"entreprise-projet". Une société zéro routine où le management du chaos s'équilibre avec la définition de process. Pour plus d'efficacité et plus d'épanouissement individuel ? C'est du moins l'avis de Tomas Fellbom, président de Spray France, portail communautaire qui nous vient de Suède.
Quel bilan depuis votre arrivée en France fin octobre 1999 ?
Nous avons développé notre offre, d'autres produits, il y a eu
des acquisitions : Caramail, Pagefrance. Nous sommes 55 personnes ici, 25 à
Caramail. Nous allons garder deux entités à part mais nous travaillons ensemble
sur beaucoup de projets. Toute l'équipe de Pagefrance a été intégrée. On va
garder ce service mais cela ne va pas être un petit Spray. Cela va devenir une
communauté plus franco-française. On étudie pour cela le profil exact de la
communauté Pagefrance.
Quel est le profil de l'internaute Spray en France ?
En France, on a un taux d'utilisateurs d'environ 11 %
alors qu'en Suède, on approche plutôt les 50 %. C'est une cible encore assez
standard pour un marché pas encore très mûr, c'est-à-dire assez jeune, assez
urbaine, qui correspond bien à notre positionnement. Notre positionnement est
basé sur un esprit communautaire et en Suède, il y a des communautés de jeunes
parents, de troisième âg..., nous ne sommes pas généralistes. Nous le sommes
par la porte d'entrée mais ensuite, nous créons des communautés. Leur
développement va être fonction de celui d'Internet en France.
Quels "plus" peut revendiquer Spray ?
A la base, il
faut avoir des outils et de fonctionnalités. Ensuite, il faut utiliser des
outils communautaires et proposer à ces communautés des outils de communication
très forts. Pour revenir à Caramail, il y a les forums, les chat..., mais il y
en a également sur Spraydate qui fonctionnent très bien ; nous avons pris 45
000 membres en un peu plus de deux mois. Ensuite, la plus-value va être dans
l'approche de l'internaute. Nous travaillons beaucoup l'événementiel pour être
proche de lui, pas seulement on line. Nous avons, par exemple, organisé une
soirée Spraydate. On peut mettre des centaines de millions dans la pub, on peut
aussi aller voir les gens dans les villes. Nous avons fait plusieurs événements
dans 11 grandes villes pour montrer un autre visage d'Internet dont les gens
disent encore souvent : « C'est chiant, ça va pas vite »... Il faut passer
cette barrière. C'est vrai que la technique fait que ce n'est pas encore au
top. Mais tant que tout cela n'est pas résolu, il faut qu'on essaie de le
dédramatiser.
Comment entretenez-vous cet esprit communautaire en termes de contenu du site ?
Si on prend la page d'accueil, elle
propose les services de base en allant de plus en plus vers des modulations
comme la possibilité, par exemple, de créer sa propre page d'accueil. Ensuite,
lorsque l'on rentre dans les communautés, on ne peut pas produire ce contenu
tout seul, il faudrait une équipe de cent personnes à la production. Notre
objectif est donc de proposer les meilleurs contenus et de ce fait, d'avoir une
indépendance. Toute une équipe cherche du contenu et passe des partenariats à
court terme pour créer sans cesse de la nouveauté. Le portail aujourd'hui est
assez statique au niveau du contenu parce que l'on change de plate-forme
technique. Toute la plate-forme est maintenant rapatriée de la Suède vers la
France et nous intégrons les bases de données Caramail. Lorsque cela sera fait,
nous lancerons la version 2. Nous allons avoir une énorme flexibilité.
Qu'est-ce que la "spraytitude" dont parlent les Suédois ?
C'est un esprit convivial, fun, pas tendu. Dans l'entreprise,
c'est le fait de travailler non pas dans une société, mais tous ensemble sur un
projet. C'est un engagement très fort, c'est croire au service que l'on
propose, c'est aussi offrir quelque chose de fun et avec un visage. Par
exemple, nous développons sur le portail suédois tout le support clientèle,
avec des photos, les adresses électroniques des gens ; on peut avoir une
relation directe avec une personne, ce n'est pas une hot line froide. La
"spraytitude", c'est un peu ça : le visage sur Internet, l'Internet plus facile
avec l'école Interne... Tout pour le rendre facile et plus marrant. Mais, pour
moi, ce n'est pas typique de l'Internet, c'est plus un esprit d'entreprise.
C'est le "funky business" ?
Cette notion a été
développée par un des membres de notre conseil d'administration en Suède,
Doctor Spray, qui est un peu notre inspirateur. Pour moi, c'est une nouvelle
manière de travailler. Le marché a changé. Il va beaucoup plus vite et il
implique de faire évoluer le modèle de management. Aujourd'hui, un employé
n'est pas fidèle, surtout dans notre secteur. Le funky business, c'est revoir
les modèles pour créer un milieu où l'on prend ses responsabilités. On délègue
énormément et on travaille de ce fait avec une forte rapidité. Et, en même
temps, il y a ce côté fun. On peut avoir une impression de chaos, et ça l'est
réellement parfois ! Mais cela nécessite aussi de travailler sur des process
bien définis à la base. Qui fait quoi, quelles sont tes responsabilités, tes
objectifs, tes moyen... ? Après, on peut se relâcher et travailler en
créativité. Des bureaux avec une évolution des postes de travail, une table
d'hôte au dernier étage, une salle de sport dans l'open space, des petits
salons où l'on écoute de la musique au casque pour s'isoler, réfléchi... Il y a
cette volonté de créer des chocs pour casser le quotidien tout en créant un
chez-soi. Non pas pour que les gens travaillent plus, mais pour qu'ils
travaillent mieux.
Quelle part d'angélisme y a-t-il dans la communication des start-up ?
Une start-up, c'est plus facile quand
on est 10 ou 20. A 55, tout change. Il n'y a plus cette communication
naturelle. Mais Spray, en Suède, a vraiment mené une réflexion sur comment
faire marcher tout cela. Une réflexion poussée à tous les niveaux, ce qui fait
la différence. Ensuite, il faut réussir à l'appliquer. Pour cela, il faut
s'impliquer beaucoup plus que dans un modèle hiérarchique classique où c'est le
chef qui décide.
Jusqu'à quand reste-t-on une start-up ?
J'espère que l'on pourra rester une start-up même à 200
personnes. Car, en fait, l'idée, c'est de voir l'entreprise comme un projet. En
Suède, ils travaillent en changeant sans arrêt la structure. Les gens changent
d'endroits, de postes, travaillent au marketing puis aux vente... Tout cela
fait que l'on garde un esprit start-up. On le perd quand on devient statique,
quand tout devient le quotidien. Ce n'est pas le changement pour le changement
mais vraiment un mode de travail sous forme de projets. Pour moi, Spray, c'est
un projet.
Estimez-vous que les start-up créent une économie artificielle ?
Il y a une hystérie sur cette "nouvelle économie"
qui crée également tout un snobisme. Du type "les start-up, c'est 80, 100
heures, on dort au boulot, c'est cool". Tout un discours qui, pour moi, ne
tient pas la route parce que ce n'est pas comme cela que l'on fait fonctionner
une entreprise. C'est plutôt le fait du manque d'expérience de ce milieu très
jeune. La remise en question de la nouvelle économie ne vient pas d'Internet.
Elle vient du rythme d'évolution du marché. Il y a un mois, on disait
"Internet", "commerce électronique", on levait 20 millions. Je comprends donc
que l'on remette en question ce modèle. Quand cela explose dans tous les sens,
il y a une atomisation. Ensuite, ça se reconcentre. On entame cette phase-là.
On parle rarement de profit dans les start-up, seulement de création de trafi...
C'est vrai, mais Spray a une stratégie de chiffre
d'affaires et de rentabilité. Pas de profit la première année. Mais, ensuite,
il y a une équation qui est : combien on investit en marketing parce
qu'aujourd'hui, Internet, c'est aussi créer une marque et fidéliser. En Suède,
marché mûr où l'on est présent depuis 1995, on pourrait être rentable si on le
décidait. Mais on est encore dans une phase très agressive de prise de parts de
marché. Une phase de réflexion sur l'introduction en Bourse aussi, donc on
travaille beaucoup sur les business models...
Qui gagne de l'argent ?
Yahoo et AOL. Mais ils ont une présence dans beaucoup de pays,
une taille critique, ils peuvent faire de grands deals avec des acteurs
paneuropéens voire mondiaux, et faire de meilleures offres au consommateur tout
en étant rentables.
Quand gagnerez-vous de l'argent ?
En France, je dirais en année deux ou trois. Mais je ne peux pas donner
d'objectifs chiffrés compte tenu de la prochaine entrée en Bourse. Aujourd'hui,
selon Médiamétrie, nous sommes, avec plus de 2 millions de membres, déjà en
deuxième position derrière Wanadoo. Nous sommes dans les cinq premiers en
Europe, avec plus de 500 millions de pages vues et 6 millions de visiteurs
uniques. Le développement européen a commencé en août 99 avec la Norvège. Il a
été très rapide et il y a une vraie ambition. C'est d'ailleurs pour cela que
l'on a fait entrer Investor en tant qu'actionnaire minoritaire avec 65 millions
de dollars.
L'offre est pléthorique, croyez-vous que les gens s'y retrouvent ?
Le danger se situe au niveau du marché financier et
de la valorisation. Après la phase d'hystérie, il y a un nettoyage et seuls les
meilleurs restent. Aujourd'hui, il y a aussi beaucoup d'opportunistes qui se
lancent. Mais cela a un côté positif parce que tout le monde prend conscience
de ce qu'est Internet. Mais c'est très dur de se positionner au niveau
marketing car les concurrents ont des budgets énormes. C'est pour cela que l'on
essaie de communiquer de manière un peu originale. Avec des budgets qui n'ont
rien à voir avec Wanadoo, nous commençons à créer une marque. Les gens
reconnaissent Spray, ils savent que c'est de l'Internet. En revanche, le fait
que cela soit un portail, un sit..., ils ne savent pas, mais l'important, c'est
qu'ils viennent.
Vous êtes une alternative aux Américains ?
Oui, nous avons devant nous Microsoft, Yahoo et AOL. Nous avons
une approche différente de la leur. Nous sommes plus local. En tant
qu'Européen, nous avons une avance sur eux.
Comment gérez-vous le paradoxe entre développement exponentiel et volonté d'humanité ?
Ce n'est pas facile. Mais justement le mea- culpa, c'est quand tout va vite, on
intègre des entreprises, c'est un travail qui nécessite énormément de temps, où
il y a des frustrations et en même temps, j'ai beaucoup de choses à faire. Je
me suis rendu compte qu'il fallait que je m'entoure d'une équipe pour m'aider.
Il y a un temps d'adaptation et l'important, c'est toujours de se remettre en
question et d'écouter les autres pour voir ses erreurs. C'est un peu comme un
couple. Si on communique bien et qu'il y a un bon amour à la base, ça marche.
L'amour, sans communiquer, après un moment, ça ne marche plus. Il faut toujours
essayer d'avoir une communication ouverte. C'est le plus dur quand on est
beaucoup, trouver les modes de communication.
Le management à la Spray passe-t-il bien en France ?
Certains ont beaucoup de mal à
s'adapter. Laisser tomber la hiérarchie, le titre sur la carte de visite,
prendre vraiment ses responsabilités, l'autodiscipline, ça ne marche pas avec
tout le monde. Mais ceux qui ont commencé ici ont cette volonté. Ce n'est pas
évident tous les jours. C'est un modèle plus motivant, mais qui nécessite
beaucoup de travail. Je ne dis pas "tout est beau", mais je crois beaucoup au
modèle.
Biographie
Tomas Fellbom a 36 ans. Il est marié et a deux enfants. D'origine suédoise, il commence sa carrière après un baccalauréat français et un master en business (spécialisation finance) de la Stockholm School of Economics. Il entre alors au groupe Intro Scandinavia, comme manager de sa filiale française. En 1990, il rejoint le bureau français de la Swedish Trade Commissionner (STC) en tant que consultant sur les technologies liées à l'environnement, puis comme responsable du département Internet et télécommunications et enfin comme directeur. En 1997, il devient responsable à Paris d'une zone STC de 7 pays et dirige 60 personnes, avant de devenir président de Spray France en 1999.
L'entreprise
Spray Ventures est un groupe suédois créé en 1995. Il rassemble 500 collaborateurs dont 80 en France. Le groupe a fusionné ses activités de conseil en stratégie Internet avec la société américaine Razorfish Inc., l'une des plus grandes agences interactives internationales, dont Spray est l'actionnaire principal. Le groupe compte également un pôle médias qui produit des magazines comme Vision, Edge et Darling, et un pôle protection juridique et gestion des noms de domaine sur Internet.