« Nous voulons gagner la bataille du quotidien »
Sans tapage, Picard est devenu en 20 ans le leader des produits surgelés en France. L'enseigne a appuyé son développement tranquille sur le fait de satisfaire et d'étonner ses clients. Un réalisme pragmatique qui pourrait faire de Picard une vraie alternative à la grande distribution. Xavier Decelle, son P-dg, livre la recette de ce succès.
On sait peu de choses sur les débuts de Picard...
La société est née dans les années 40 de la livraison à domicile. Le tournant
s'opère au rachat de l'affaire par mon père, Armand Decelle, en 1973. C'est
alors une petite entreprise du sud de la Seine et Marne, avec quelques camions
et 3 millions de francs de chiffre d'affaires. Mon père décide d'y ajouter un
réseau de magasins.
Qu'est-ce qui a présidé à la création de produits Picard ?
Il n'y avait pas assez d'innovations ou elles
étaient trop simples. Nous avions en face de nous un marché du frais très
mobile, qui innovait beaucoup et nous étions tributaires d'industriels qui
servaient des grandes surfaces en produits basiques. En 1980, les premiers
produits à marque Picard étaient des légumes de qualité supérieure. Ils sont
arrivés dans un souci de création et de diversification.
Pourquoi vos produits ne sont-ils pas signés Picard ?
On a gardé Picard,
mais sans volonté de créer une marque. C'est la satisfaction du client qui a
fait que les produits sont devenus marque. Quand Armand Decelle a lancé la
gamme exotique, il pensait même que l'on n'avait pas la crédibilité pour se
positionner sur ce créneau. On l'a appelé "Cuisine des 5 continents", qui est
devenue ensuite "Cuisine Evasion", exclusivité Picard.
Est-ce toujours justifié, alors que vous êtes désormais synonyme de qualité ?
Nous avons capitalisé sur Picard et, depuis dix ans, dans les
magasins sur Cuisine Evasion. Nous n'avons pas cette volonté hégémonique de
tout signer Picard. Mais nous avons segmenté un positionnement que l'on ne
souhaite pas modifier. Il est clair et lisible pour notre consommateur. Il n'y
a pas nécessité à avoir des produits 100 % Picard. D'autant que, si demain, un
produit vaut la peine d'être mis sur le marché, il sera chez nous.
Comment se répartit l'offre ?
90 % de nos produits sont
conçus par nous et 10 % viennent d'ailleurs. Mais cela peut fluctuer. D'où
qu'ils viennent, ils doivent correspondre à notre éthique. Picard est
suffisamment connu aujourd'hui pour accueillir les talents. C'est même ce que
nous souhaitons développer.
Comment avez-vous fait pour être aussi constant en termes de sécurité alimentaire ?
Ce n'est pas du
lobbying, c'est de l'exigence. Nous avons une équipe de chefs de produits de
formation ingénieur agronome. Ce ne sont pas des gens qui sortent d'écoles de
commerce, pas des marketeurs, mais des techniciens capables de conduire un
process de fabrication. La première exigence étant la sécurité et, bien sûr, le
goût.
Vous ressentez la pression sécuritaire...
Non,
car dès notre création, nous avons mis en place une chaîne du froid que je
pense irréprochable. Ce métier était d'abord un métier de logistique et nous
nous sommes concentrés là-dessus. Nous avons même ralenti le développement des
magasins pour cette raison. Parallèlement, nous avons très tôt recruté des
diététiciens et créé un laboratoire microbio et organoleptique pour contrôler
les produits à la réception. On ne pouvait pas s'intituler "spécialistes", même
il y a 20 ans, sans avoir un avis personnel très précis sur la qualité de nos
produits. Le fondateur pensait que le client était intelligent. Ce qui voulait
dire que, face à la grande distribution de l'époque, il fallait croire qu'en
lui offrant des produits bien faits, innovants, en lui garantissant une chaîne
du froid, le consommateur ferait lui-même la publicité de Picard.
C'est ce qui s'est passé ?
Oui, et notre budget
publicité est de ce fait extrêmement faible. Notre hiérarchie des médias, c'est
: le bouche à oreille, le magasin, les journalistes... et la publicité. Nous
faisons de la pub télé depuis trois ans, mais c'est une conséquence.
Nous préparons également ainsi nos implantions.
Comment s'est orchestré votre développement ?
Par autofinancement, il est donc
totalement maîtrisé, y compris sur le plan capitalistique. Comme nous ne
pouvions pas être présents d'un coup sur toute la France, Picard s'est attaqué
à des zones de forte consommation, la région parisienne, le Nord, la région
lyonnaise et la Côte d'Azur. En bloquant cet axe-là, nous avons réussi à
bloquer le marché. On a joué la carte du multirégional pour devenir national.
Quelles sont vos perspectives ?
L'important est de
densifier le nombre de magasins, comme nous l'avons fait en région parisienne.
Le problème de la maîtrise du développement est d'éviter la dilution. Pendant
toutes ces années, nous aurions pu ouvrir des magasins dans toute la France.
Nous nous sommes refusé à le faire pour des raisons logistiques bien sûr, mais
aussi pour des raisons de compréhension pour le consommateur. Pour que la
marque émerge, il fallait qu'elle soit présente sur des bassins importants. La
Côte d'Azur a ainsi été l'une de nos premières régions parce que c'était le
lieu de vacances de nos clients. Excusez ce marketing extrêmement simple, mais
c'est réellement ce que nous avons fait, sans études préalables et avec une
grande réussite. Aujourd'hui, le développement reste aussi maîtrisé. C'est la
qualité de l'emplacement qui fait le succès.
Quels sont vos objectifs ?
Nous voulons ouvrir 35 à 40 magasins par an. Mais nous
n'en ouvrirons jamais 40 s'il y en a dix de mauvais. Aujourd'hui, la qualité de
Picard, c'est d'avoir des magasins qui progressent encore en chiffre d'affaires
après 15 ans d'existence et des clients qui parlent de nous en région.
Le surgelé est désormais associé à Picard...
Oui,
depuis 93, notre notoriété a beaucoup progressé. En janvier, Picard est la
première marque de surgelés citée en spontané avec 21 %, au même niveau que
Findus, bien que la marque soit morte !
Pourtant ce marché n'est pas tonique...
Il est stagnant, avec + 1 % en volume. Mais un
marché mature n'est pas un marché saturé. Il y a des segments où le taux de
pénétration est encore faible et des niches se développent bien au-dessus du
taux moyen du marché. On s'aperçoit que c'est l'offre qui crée la demande. Vous
sollicitez le consommateur, il répond. Donc, si nous baissons notre taux
d'innovation, nous allons ralentir notre croissance. L'innovation est un
facteur fondamental de notre stratégie de développement. Avec l'augmentation du
nombre de magasins, on se rapproche du client ; avec l'innovation-produit, on
se rapproche de ses goûts.
L'innovation coûte-t-elle cher ?
Oui. Mais la méthode est en place depuis 20 ans. Quand les
directions marketing travaillent sur un consommateur virtuel, un consommateur
d'études, nous travaillons sur un consommateur réel car nous sommes en prise
avec lui tous les jours. Pour tester un produit, nous le mettons dans les bacs
de nos 468 magasins et nous regardons comment il se comporte. Au bout de trois
mois, s'il ne fonctionne pas, on le déréférence. Sur 100 lancements, on réussit
à imposer deux tiers des produits. Cela coûte moins cher de les tester grandeur
nature que de faire des études sophistiquées pour savoir si on doit les lancer.
C'est le parti pris de l'action. Ce n'est évidemment pas valable pour une
marque comme Danone.
Vous poursuivrez cette méthode avec 700 magasins ?
Absolument. Chez Picard, contrairement à la grande
distribution, quels que soient les coûts de transport et d'approche, ce qui est
essentiel, c'est le consumérisme, c'est-à-dire le même prix partout. Même sur
notre site internet. De plus, nous disposons d'un outil de géomarketing d'une
extrême finesse. Lors de l'ouverture d'un magasin, les ventes sont prévisibles
à 5 % près.
Vous innovez à prix tirés. Etes-vous moins gourmands que les autres ?
Nous sommes des spécialistes. Nous proposons des
produits allant de l'apéritif au dessert, dans un univers qui va du quotidien
au festif. Mais, avec 1 000 produits, je ne peux pas avoir un marketing quanti
de la finesse d'un Buitoni, qui est un spécialiste sur un segment de marché.
Nous devons donc sentir les grandes tendances et, comme nous sommes leaders,
agiter le marché par notre créativité. Nous créons le positionnement.
Aujourd'hui, nous voulons gagner la bataille du quotidien, vous faire manger
tous les jours en fonction de votre budget. Et ce n'est pas parce nos prix sont
tirés que le produit doit être moyen. Il doit être bon et si possible très
bon.
Quelle est votre politique en termes de points de vente ?
On peut trouver nos magasins austères, mais ils sont fiables.
Nous avions la volonté de démontrer que l'on était sérieux et exigeant sur la
chaîne du froid et la qualité produit. Nos magasins sont blancs, ce sont
presque des laboratoires, le personnel est en blanc. On nous dit parfois qu'ils
sont tristes. Ce n'est pas le problème. C'est la même démarche qu'a adoptée
Grand Optical, en se positionnant en technicien de l'optique. Une fois atteint
ce statut, ils peuvent alors mettre plus de chaleur dans leurs magasins. Nous
allons adopter la même tactique. Sans faire de révolution, nous allons faire
évoluer l'information, la présentation, la stimulation. D'abord avec des gens
de l'intérieur et, de même que l'on est en train de créer un panel
consommateurs pour les dégustations, nous solliciterons nos clients.
Pourquoi, comme certains, ne pas réintroduire "Fernand", le prénom du fondateur ?
Nous ne ferions pas ça parce qu'une de nos valeurs
est la transparence. Or cette démarche, qui pue le marketing, ne nous
ressemblerait pas.
En revanche "surgelés" n'est pas très bien connoté ?
La marque, c'est Picard. Les magasins, c'est Picard les
surgelés. Mais on s'aperçoit effectivement que la connotation "surgelés" nous
dessert. La supprimer est donc une évolution tout à fait envisageable. Même si,
paradoxalement, deux tiers des Français estiment qu'en termes gustatifs, un
produit surgelé est aussi bon qu'un produit frais (enquête SIM).
Quels sont vos outils de communication ?
Notre lettre
mensuelle, diffusée gratuitement à 500 000 exemplaires, est un outil de
fidélisation et d'augmentation du panier. On y fait découvrir les nouveautés et
l'on pousse les gens à cuisiner dans un concept de cuisine d'assemblage. Car,
aujourd'hui, nous voudrions être l'Ikea de l'alimentation. Raison pour laquelle
nous innovons dans le brut car nous faisons 50 % de notre chiffre avec des
produits bruts que les gens cuisinent. Nous avons également créé un comité
d'éthique avec des profs d'université, des allergologues... qui nous
conseillent sur l'utilisation de tel type d'ingrédients, d'additifs, etc. Mais,
globalement, Picard est d'une prudence de chat en communication. Picard n'a
rien à affirmer, Picard démontre et les seuls porte-parole, ce sont nos
clients.
Pensez-vous vous diversifier ?
Il nous reste
pas mal de possibilité de diversification. Mais qui trop embrasse, mal étreint.
Nous sommes des spécialistes, reconnus pour leur savoir-faire. Les
diversifications hasardeuses, non. Il y a encore 300 magasins à faire, c'est
déjà du boulot. Pour accélérer la diffusion de la marque, nous pourrions la
vendre à l'étranger. Nous avons beaucoup de demandes de distributeurs
américains, notamment. C'est une opportunité qui n'est pas du tout exclue.
Quels sont vos prochains défis ?
Faire de Picard la
marque alimentaire la plus sûre au monde.
Quelles sont les valeurs de Picard ?
Nos trois principes sont la passion du client,
l'obsession de la qualité et le fait d'avoir du plaisir. Nous estimons que les
valeurs dépassent la compétence. Vous pouvez rendre quelqu'un compétent. Mais
quelqu'un qui n'a pas nos valeurs, on ne peut pas les lui injecter à la
seringue. Des valeurs, ça ne s'apprend pas.
Biographie
Xavier Decelle, 47 ans est marié et père de deux enfants. Après une maîtrise de gestion à Dauphine et un troisième cycle en ressources humaines, il entre dans le monde bancaire. Dès 1982, il arrive chez Picard, pendant quatre ans au recrutement, puis au contrôle de gestion et à la direction générale en 1986 sur la gestion des magasins et la gestion de réseau. Il est nommé vice-président en 1993. Depuis un an, Xavier Decelle en est le P-dg.
L'entreprise
Picard est le seul généraliste du marché, dont il est également le leader (un foyer sur trois consomme du Picard). Sa part de marché en valeur avoisine les 10 %. Il compte 468 magasins qui proposent 1 013 produits, dont 10 à 15 produits nouveaux par mois. Entre le 1er avril 2001 et le 31 mars 2002, la société aura réalisé 600 millions d'euros de CA soit une progression d'environ 10 %. Elle emploie 2 500 personnes. Son budget de communication est de 10 M€ (1,6 % du CA). Carrefour, actionnaire majoritaire jusqu'en 2000 (73,89 %), a cédé sa participation à un consortium franco-britannique d'investisseurs mené par Candover et Chevrillon et Associés ainsi qu'à des membres de la famille fondatrice de Picard et aux principaux cadres dirigeants de la société.