Recherche

« Le commerce est une culture, pas une technique »

Encore un centre commercial ! Non, répond Charles Maillet, le directeur de Val d'Europe, qui a contribué à en faire d'abord un lieu d'agrément. En privilégiant le visiteur plus que le consommateur, en offrant une palette de services inédits et en entamant une réflexion avec les 2 500 vendeurs du centre, pour que la relation acheteur-vendeur cesse d'être un sempiternel conflit. L'influence Disney ?

Publié par le
Lecture
12 min
  • Imprimer

Qu'attend la clientèle d'un centre de ce type aujourd'hui ?


Depuis 10 ans, on constate une énorme évolution des attentes du consommateur. Il y a 20 ans, un centre commercial, c'était de la marchandise. Il y a dix ans, c'était des enseignes. Aujourd'hui, c'est un investissement de temps personnel que certains qualifient de "corvée des courses". Nous avons choisi les 135 enseignes que le public attend mais nous ne fondons pas notre originalité sur ces enseignes. Car pour nous, le public arrive avec deux capitaux : un capital-argent et un capital-temps, qui a désormais une importance première. Avant, on parlait uniquement en termes quantitatifs. Maintenant, on veut en plus du qualitatif : c'est-à-dire que je vais consacrer 3 heures à un lieu parce que je dois le faire, mais il faut que cela soit perçu comme un temps non perdu. Au pire, un temps neutre, au mieux, un temps d'intérêt.

Qu'induit le fait de positionner Val d'Europe comme une marque ?


Le fait que notre client a un double statut. Celui de consommateur, on y répond avec les enseignes, mais aussi celui de visiteur. Val d'Europe, en tant que marque, n'a comme fonction que de s'occuper du visiteur et de son temps. Concrètement, les 12 000 m2 de parties communes de ce centre ont été consacrés au visiteur pour qu'il y passe un temps agréable. Elles ne comptent aucune sollicitation marchande, pas de précaire ou de marchands ambulant... Nous avons même supprimé le manège d'enfants parce qu'il était payant. C'est un espace de quiétude, destiné au visiteur, pas au consommateur. Il n'y a aucun panneau publicitaire sur le parking. Aucun sur les mails intérieurs. A la place, on trouve des végétaux, 230 sièges individuels, des animations pour les enfants, du jazz, 11 restaurants... Le maître mot dans ce centre, c'est la quiétude. C'est un espace de liberté et de convivialité soit l'antithèse de la corvée des courses.

Vous avez innové dans les services...


Oui, dans de vrais services, mais aussi dans des services de reconnaissance. Parce que le client ne veut plus être considéré comme un porte-monnaie ambulant. Il veut qu'on lui rende sa dignité d'individu. Nous avons ainsi deux nurseries. Des hôtesses y donnent des couches et des petits pots gratuits dans la marque habituelle de l'enfant. On passe d'un service collectif à une reconnaissance individuelle.

Quels sont les services les plus innovants ?


Un service voiturier qui n'est pas un gadget. On l'a créé pour répondre à 3 à 500 voitures/jour pour un prix de 10 à 15 F (selon que vous ayez ou non la carte du centre). C'est un service étonnant parce que vous allez donner vos clés, sans contrôle ni garantie, à une organisation que vous ne connaissez pas. C'est-à-dire qu'il y a un a priori de confiance. Il est évident que, de temps en temps, sur 2 à 400 voitures par jour, on peut avoir quelques incidents, voire des accidents. Et le client nous fait le procès d'intention assez sympathique que, s'il y a un problème sur sa voiture, nous saurons le résoudre à l'amiable sans difficulté. Ce qui est sain. Ce service existe ailleurs. Mais nous avons en revanche un service inédit de stewards. Vous laissez en caisse tout ce que vous achetez. Et, pour 10 francs (par magasin), quand vous regagnez le parking, on met tout dans votre coffre. Nous avions dissocié ces deux services et le public s'est rendu compte qu'il pouvait cumuler les deux facilement. Nous n'osions pas le faire parce que cela supprime le contrôle de ce que l'on a mis dans le coffre, ce qui suppose deux confiances, une relative à la voiture, l'autre aux courses. L'esprit du centre est donc perçu comme suffisamment rassurant pour que les gens nous fassent spontanément confiance. Pour nous, il a également consisté dans la création de chambres froides près du parking pour le respect de la chaîne du froid.

Comment expliquez-vous cette confiance de la part de vos premiers clients ?


Les voituriers, ce n'est pas nouveau. Mais, dans certains centres, quels que soient les moyens mis en place, c'est le bide intégral parce que le centre par lui-même n'a pas l'image de crédibilité suffisante pour qu'on lui confie sa voiture sans risque. Apparemment pour l'instant, nous n'avons aucune barrière de ce niveau. Cela s'affirme et cela se mérite. Même si nous ne sommes pas à l'abri d'incidents.

Vous livrez également ?


En partenariat avec une société parisienne de livraisons à domicile, nous livrons dans la journée pour 90 F uniques, si vous enregistrez votre livraison avant 18 heures. Et ce, sur une zone qui va de Vincennes à Meaux, soit environ 300 000 foyers. En travaillant avec DHL, on peut même livrer partout dans le monde. Notre Sephora peut, par exemple, faire envoyer des cadeaux de fin d'année dans le monde entier. Ces trois derniers services sont totalement originaux.

Quant à la reconnaissance...


Nos toilettes sont gérées par des hôtesses. Nous offrons la nurserie, des prêts de poussette de chaise pour handicapés, un vestiaire, une fontaine à eau, une cireuse à chaussures... Le tout entièrement gratuit et avec la mention "pourboire interdit". Par ailleurs, nous aurons bientôt un service de carte Val d'Europe (en accord avec Accor Finances). Nous sommes l'un des seuls centres qui propose une carte signée. Elle garantira notamment au porteur une soirée privée par mois dans une enseigne avec des réductions particulières.

Que vous reste-t-il à mettre en place ?


Le grand aquarium ne sera ouvert que dans quelques mois. Nous aurons aussi un Moving avec piscine et deux autres restaurants, dont La Criée qui se trouvera au-dessus de l'aquarium. Et un grand McDonald's. Nous allons aussi avoir un centre médical avec 15 médecins.

Vous êtes sur les terres de Disney ? Quel était leur cahier des charges ?


Il n'y en avait pas vraiment. Nous sommes dans un espace Disney mais c'est un centre purement français. Il a été conçu et construit par la Ségécé qui est une filiale de BNP-Paribas (investisseurs : 40 % BNP-Paribas, 30 % Axa et 30 % Société Générale). Nous avons seulement un bail qui fait que, dans 75 ans, nous remettrons les clés à Disney. En dehors de cette clause, ce centre est français et nous en sommes assez fiers. Il faut savoir qu'il y a trois pays au monde qui maîtrisent les centres commerciaux : les Etats-Unis d'abord, où 60 % du commerce de détail transitent par ce biais ; à 1 %, près deux autres pays les suivent à 30 % : la France et l'Angleterre. Tous les autres pays sont à moins de 10 %. Val d'Europe s'inscrit actuellement parmi les 10 centres commerciaux mondiaux qu'il faut visiter à titre d'exemple.

Vous avez soigné l'architecture...


Oui, en collaboration avec des architectes qui travaillent avec Disney. Les centres commerciaux ont en fait trois époques : celle de l'absence totale d'architecture - le terme technique employé étaient les "boîtes". Ensuite, l'époque des centres signés par des grands architectes, EuraLille, par exemple. Ces architectes s'exprimaient selon leur désir propre, le tout faisant des oeuvres à prétention architecturale. On a dépassé ce stade. Nous travaillons toujours avec des grands architectes, mais nous orientons leur travail dans une optique de centre commercial. Pour créer Val d'Europe, Chapman-Taylor et Lobjoy & Associés ont fait référence aux architectes du siècle. Nous avons une partie Baltard, une partie "passages parisiens", des parties qui évoquent Eiffel et Haussmann. Cela étonne beaucoup les premiers visiteurs qui ne s'attendaient pas à trouver ces références. On nous qualifie de centre à architecture humaine et culturisée. Le soin dans l'architecture est un dû minimum. Mais je pense que l'on a avancé d'un pas, au sens où l'architecture s'est adaptée au positionnement marketing et pas l'inverse.

Disney projette de construire une ville non loin du centre ?


Oui, dans les cinq ans qui viennent. Les bâtiments sortent actuellement de terre. La ville s'appellerait Val d'Europe, ce qui est un peu ambigu. Nous allons avoir ici une gare RER, il est prévu de créer autour une université, une médiathèque et une école de danse. Le centre va se trouver en plein milieu de cette ville nouvelle. Pour l'instant, nous sommes sur la commune de Chessy, mais nous aurons à terme un hôtel de ville Val d'Europe. On a un nom, "centre commercial" n'est qu'une fonction. Mais, pour Disney, ce nom a vocation à devenir plus qu'un centre commercial.

Vous jouez la carte de l'animation culturelle...


Nous avons un type d'animations de mails qui est complètement original. Beaucoup de musique et une volonté d'initiation. Nous envisageons, par exemple, de créer avec la Fnac des journées à thème comme des lundis "initiation à la musicologie". Nous cherchons à monter des vendredis "club de poésie", etc. Nous avons un programme très jazz tous les soirs dans l'espace de restauration ouvert jusqu'à minuit. Et puis, nous avons imaginé en fin de semaine de proposer au public des orchestres professionnels. Et que les jours qui précédent, nous en fassions un lieu d'expressions pour des amateurs de la région parisienne. Nous avons lancé l'idée et reçu pas mal de candidatures spontanées. On ne sait pas si cela va aboutir, mais cela mérite d'être une réflexion permanente. Nous n'avons pas d'autre prétention que celle d'être une "place de village". Nous fournissons l'espace et, éventuellement, l'intendance. Nous ne voulons pas nous transformer en entreprise de spectacles. Mais le mot majeur de toute cette démarche étant convivialité, cela suppose un environnement artistique.

Vous comptez faire la différence sur l'accueil ?


Nous mettons en place une sorte de projet d'entreprise en collaboration avec l'association des commerçants du centre. Aujourd'hui, nous n'avons aucun complexe en architecture. Sur un plan merchandising, nous sommes à une époque où les Etats-Unis viennent voir ce que l'on fait. On ne le dit pas assez. Par contre, nous avons un retard considérable sur la relation basique vendeur-acheteur. Aujourd'hui, en France, les vendeurs passent par une formation théorique. On leur explique qu'ils sont des techniciens - ça c'est bien ; qu'ils sont au service de leurs patrons - alors que nous pensons qu'ils sont au service de leurs clients ; et, enfin, qu'ils sont là pour résoudre un conflit. La relation vendeur-acheteur étant naturellement conflictuelle, c'est-à-dire qu'ils vont forcer l'acheteur à aller dans un endroit où, par nature, il ne veut pas aller. Cela nous semble être une aberration. Notre prétention est d'aller vers une modification de cette attitude et de réintégrer l'acheteur comme personnage principal de la relation vendeur-acheteur. Avant l'entreprise ou le produit. C'est-à-dire, d'abord une relation humaine. En vieux français, on dit que quelqu'un est "de commerce agréable". Et la définition de "commerce", c'est bien que le commerce est une culture et pas une technique. Ce groupe de réflexion permanent permettra peut-être dans 4 à 5 ans de faire en sorte que les clients disent : "Val d'Europe, ce n'est pas seulement des enseignes et du service, mais avant tout un accueil que l'on ne trouve nulle part ailleurs". Si on en arrive là, on reprend 5 ans d'avance. Pourquoi, personnellement, avoir préféré la création de centres à la gestion d'hypers ? J'ai quitté Carrefour parce que j'ai eu le sentiment que c'était un produit fini. Les centres commerciaux sont des produits qui restent à fabriquer. Ils doivent coller, en tant que généraliste, à l'attente du consommateur. Et le consommateur évolue actuellement bien plus vite que la fonction commerciale. Cette notion de besoin d'environnement de qualité est une notion actuelle. Notre métier, c'est d'être "à l'écoute de", d'essayer de comprendre la société qui nous entoure. Et, avec un peu de chance et de professionnalisme, d'essayer de la prévoir à 3 ou 4 ans près.

Quels sont les premiers résultats ?


Il est prématuré de tirer des conclusions quelques semaines seulement après l'ouverture, mais ce que l'on sait, c'est que le public est là. Nous faisons des samedis à plus de 100 000 visiteurs, c'est plus que ce que l'on imaginait. Mais un centre comme celui-là a besoin de 5 ans pour atteindre sa période de maturité.

Biographie


Nantais d'origine, Charles Maillet a 58 ans. Il est marié à un professeur d'histoire-géo et a deux enfants. Passionné de commerce, ce fils de commerçants débute dans un magasin d'électroménager puis chez Carrefour où il restera de 1972 à 1985. Après 12 ans, dont six en tant que directeur d'hyper, il se lance dans la création de centres commerciaux au sein de la Ségécé. En 1995, il crée notamment le concept Rives-d'Arcins, à Bègles en Gironde, qui fera beaucoup parler de lui. Depuis un peu plus de deux ans et demi, il est directeur du centre commercial régional Val d'Europe, sur les terres de Disney.

L'entreprise


Val d'Europe a ouvert le 25 octobre 2000 sur le site de Marne la Vallée (77). Sur un terrain de 24,5 hectares, le centre représente 84 000 m2. Il compte 135 enseignes, ainsi que 170 autres dans un shopping village extérieur dénommé La Vallée, et emploie 2 500 personnes. Investissement total : 2 milliards de francs. Objectif de fréquentation : de 15 à 20 millions de visiteurs par an. Objectif de CA : 3 milliards à 3 ans. Val d'Europe appartient à la Ségécé, filiale de Klépierre, société foncière cotée de BNP-Paribas.

Valérie Mitteaux

S'abonner
au magazine
Se connecter
Retour haut de page