« Le challenger est toujours obligé de faire plus »
Sur un marché à l'offre complexe, voire incohérente, le dernier arrivé des opérateurs français base l'ensemble de sa stratégie sur la simplicité, l'accessibilité et une approche concrète des besoins des usagers du mobile. Anti-gadget, Bouygues Telecom ne se pose qu'une question : ajouter des services et des fonctionnalités, d'accord, mais pour quoi faire ? Les réponses de Richard Viel, directeur marketing grand public de l'opérateur.
Qu'est-ce qui vous différencie aujourd'hui de vos deux concurrents ?
Pour le comprendre, il faut rappeler d'où nous
venons. Lorsque nous sommes arrivés sur le marché en 1996, il y avait alors 2
millions de possesseurs de mobile en France. En six ou sept ans, ils sont près
de 38 millions, et je pense que Bouygues Telecom a largement contribué à cette
forte évolution. Nous sommes arrivés les derniers sur le marché, nous avons
donc été obligés de nous démarquer. En utilisant des technologies différentes :
la fréquence DCS 1800. Nous avons lancé le son digital à haute résolution, les
forfaits (qui n'existaient pas auparavant), les offres à la seconde, le GPRS,
une succession de technologies. Car comme tout challenger, vous êtes celui qui,
sur le marché, est amené à lancer de nouvelles idées. Nous avons été l'un des
premiers à lancer des services Spot avec un mélange de publicité et de
téléphonie.
Ce produit a-t-il bien fonctionné ?
Oui,
nous avons plusieurs centaines de milliers de clients sur cette offre, parmi
près de 6 millions de clients en tout. Tout le monde n'est pas séduit par le
fait d'avoir de la publicité en début ou en cours d'appel, mais ça répondait
aux besoins de certaines catégories de gens qui peuvent ainsi avoir accès à la
téléphonie mobile à de bonnes conditions tarifaires. Nous essayons d'innover en
permanence, dans les concepts, les packs, les nouvelles approches client.
Quel est votre positionnement prix ?
Nous avons
toujours eu une approche prix agressive. Ce ne sont pas forcément les plus bas
tarifs, mais nous avons créé la facturation à la seconde quand nos concurrents
en sont encore à la première minute indivisible. Or, 30 % des appels font moins
d'une minute. Nous avons été les seuls à le lancer et nous sommes toujours les
seuls sur ce créneau à ce jour.
A qui vous adressez-vous ?
Notre approche, c'est d'être de plus en plus transparent,
d'essayer de simplifier ce qui est complexe pour les utilisateurs, d'être
accessible à de bonnes conditions de prix et de ne pas faire de combinatoires
trop compliquées. Et ce, en gros, pour deux catégories de gens. Ceux qui ne
veulent pas s'engager parce qu'ils n'ont pas les moyens de paiement adéquats ou
pas d'usage permanent. Pour eux, nous avons des formules prépayées, comme tout
le monde, mais à la seconde, ou des approches de toutes petites formules à 15
E, que vous pouvez prolonger avec des cartes forfaits. Mais il est sûr que les
gens qui découvrent la téléphonie mobile sont de moins en moins nombreux. Pour
les clients qui changent d'opérateur, nous avons lancé deux catégories de
forfait, Référence et Intégral. Le premier, c'est l'essentiel de la téléphonie
mobile, le second, c'est tous les services, y compris l'accès i-mode.
Aujourd'hui, votre travail consiste surtout à prendre des clients à vos concurrents ?
Oui, à 60 %. Vous aurez quand même encore cette
année 3 à 4 millions de nouveaux clients sur le marché et 6 à 7 millions de
clients qui vont tourner entre les trois opérateurs. Ils tournent pour une
seule raison, qui est, qu'en France, le mobile est subventionné.
A qui prenez-vous le plus de clients ?
Nous récupérons des gens
déçus par des formules trop compliquées chez SFR ou ceux qui trouvent que les
tarifs d'Orange sont un peu élevés et qui peuvent être amenés à réfléchir. Nous
avons les deux cas de figures, mais dans des proportions que l'on connaît
mal.
Où se joue la bataille désormais ?
Sur
différents aspects. Tout d'abord, la simplicité pour le client. Nous sommes
peut-être allés trop loin dans la créativité marketing et les gens ont du mal à
suivre. Ensuite, c'est de leur donner des choses utiles. On a vu émerger les
appareils photos dans les mobiles, mais pour en faire quoi et les envoyer à qui
!? Notre approche, c'est d'essayer de faire des choses qui ont un intérêt pour
le client.
Comme l'i-mode, par exemple...
Oui, c'est
l'Internet de poche. Nous nous sommes largement inspirés de ce qui s'est fait
au Japon. Avec i-mode, vous avez accès à vos sites favoris, par exemple Météo
France. Là, ce n'est plus Bouygues Telecom, mais un fournisseur de contenu
extérieur qui a formaté ses données pour ce téléphone. Notre catalogue de
services comporte aujourd'hui neuf rubriques : infos, trajets-voyages, etc.
Vous avez aussi le service messagerie qui vous permet d'envoyer des mails.
Grosso modo, pour dix euros par mois, vous allez pouvoir envoyer 200 mails ou 2
à 300 pages d'Internet. C'est ça qui nous paraît important : se concentrer sur
les réels besoins des gens et pas sur autre chose. Bien sûr, là-dessus, nous
pourrions très bien mettre du MP3, du baladeur... Demain, on pourra mettre tout
ce qu'on veut dans un mobile. C'est un micro-ordinateur. Mais, après, il faut
trouver le juste équilibre et répondre à la question "Pour quoi faire ?".
Combien comptez-vous de clients i-mode à ce jour ?
Nous
l'avons lancé le 15 novembre 2002 et, en février 2003, nous avions déjà plus de
100 000 clients.
Comment étudiez-vous les attentes de vos clients ?
Nous faisons beaucoup d'études, de panels, de réflexions sur les
profils clients, sur ce qu'on appelle les "férus de technologie", mais aussi
les réticents, voire les réfractaires. Par rapport à l'i-mode, on voit qu'un
Japonais sur trois s'en sert. Je considère qu'entre un Français et un Japonais,
il n'y a pas de différence. La capacité à appréhender la technologie est la
même. Quand vous touchez un tiers de la population, vous êtes sûrs que vous
touchez toutes les catégories sociologiques de votre pays. Là, c'est la même
chose : se servir d'un écran qui a des menus et faire trois clics, tout le
monde sait le faire. Et tout le monde le fait aujourd'hui pour prendre de
l'argent dans un distributeur ou pour prendre de l'essence...
Quelles sont vos armes pour grignoter des parts de marché à la concurrence ?
Notre segmentation couvre l'ensemble des aspects.
Mais on peut encore se poser la question de pourquoi choisir Bouygues Telecom.
Moi, je pense que quand vous partez avec un challenger, s'il doit survivre, il
fera toujours plus que celui qui domine. Le challenger met toujours plus de
punch pour y arriver et, au final, il peut finir par gagner, comme en sport.
Quels sont vos scénarios de prospective ?
L'écran
couleur, c'est une première étape de la révolution. Quand les micro-ordinateurs
étaient noir et blanc en mode caractère, le commun des mortels ne pouvait pas
s'en servir. C'étaient les années 80. Dans les années 90, c'était encore cher.
Maintenant, on parle de 1 000 euros. La chance du mobile, c'est qu'il est
plutôt entre 1 et 200 euros, c'est un produit de masse qui bénéficie
d'intelligence, de couleurs, d'ergonomie. Si j'ai un écran couleur, du son
polyphonique et des choses assez faciles à manipuler, qu'est-ce que je peux en
faire ? La première chose sûre, c'est qu'on n'est plus très loin de la Game
Boy. On peut convenir que demain, au lieu d'avoir des outils spécifiques, on
pourra télécharger des jeux sur son portable. C'est une énorme problématique
pour les gens que d'être obligé de tout acheter, des CD complets même s'il n'y
a que trois morceaux qui vous intéressent, des jeux, un logiciel qu'on est
obligé de charger dans du matériel, alors que l'on peut tout télécharger. Je
crois qu'on pourra se télécharger des clips très rapidement. Des news, des
matchs de foo...
A quand la télé sur le portable ?
Technologiquement parlant, le téléchargement de petits bouts d'émission de
télévision est déjà possible. Il y a, à ce jour, deux possibilités, soit
télécharger des clips, soit les visionner en streaming, c'est-à-dire en
continu. Pour arriver à faire les deux, il vous faut plus de mémoire. Quand
vous voulez de la streaming vidéo, il vous faut une mémoire tampon suffisante,
un processeur qui soit capable de faire venir rapidement l'information. Tout
cela est fonction de l'avancée de la miniaturisation et de la technologie par
rapport à la consommation.
Vous pensez plutôt à l'explosion du jeu ?
Oui, nous commencerons sûrement par les jeux vidéo parce qu'au
Japon, ils ont déjà développé des approches de mobiles qui supportent Java, or
les jeux ont été développés principalement dans ce langage. On va donc se
retrouver avec un catalogue de jeux qui va pouvoir se télécharger dans le
mobile. C'est une approche un peu identique à celle de la musique. On paie pour
télécharger.
Réfléchissez-vous au rapprochement téléphone-ordinateur ?
Pourquoi brancher le mobile puisque je peux
envoyer et recevoir un mail avec ? Il est autonome, on n'est pas dans une
logique de stockage-déstockage. Je ne dis pas que ça n'existera pas, mais je
trouve que c'est recréer un fil à la patte à une technologie qui, aujourd'hui,
permet de s'en passer. Les Japonais ont présenté récemment des vrais appareils
photos avec des mobiles qui ont plus d'un million de pixels. Là, vous commencez
à vous éloigner un peu du gadget. Ça arrivera en Europe dès la fin de l'année.
Vous faites votre photo, elle est diffusable sur Internet et peut être imprimée
avec une définition de qualité. Aujourd'hui, on ne peut pas parler de photo.
Java, ça sera avant la fin de l'année. Après, la question est : "Est-ce que,
fin 2004, il y aura une vraie vidéo intégrée là-dedans ?". Tout dépend de la
mémoire, des capacités, de tout ce qui est autour.
Le mobile va devenir plus que jamais incontournable ?
Oui, mais cela va surtout
dépendre de la qualité des fournisseurs de contenu. Au Japon, il y en a 20 000
à 30 000 qui se sont mis sur ce genre de technologie. Vous avez des bons de
remise qui vous sont envoyés par SMS. On vous les envoie si vous l'acceptez et,
sur présentation de votre mobile, vous obtenez la remise en magasin. Après,
vous pourrez, grâce à l'interconnection avec vos services financiers et
bancaires, obtenir des crédits directement à partir de votre mobile. Je crois
que c'est l'outil que les gens auront demain dans leur poche. Il s'agit ensuite
de déterminer pour quoi faire. Chacun aura des besoins et des usages
différents, mais ça peut aller loin. Ce sera un ordinateur, une radio, un
appareil photo, une Game Boy, peut-être même une petite télé, tout ça réuni
dans votre sac à main.
On n'aura pas intérêt à le perdre !
Avec le contrôle d'accès, il n'y a pas de problème. Aujourd'hui,
nous avons les codes. Mais on peut très bien imaginer demain avoir un accès via
votre empreinte digitale. C'est un système très simple et la technologie est
là.
Comment évolue le rapport au téléphone ?
Les gens
qui téléphonent à tue-tête dans les lieux publics se font plus rares grâce à
l'explosion du SMS. C'est un système simple et complètement confidentiel. Bien
que ce soit plus cher qu'un appel de 15 secondes, vous payez cette
confidentialité à laquelle vous avez accès 24 h/24. Le vocal, c'est le plus
simple, mais ça ne répond pas à l'ensemble des besoins.
Comment a-t-on pu vivre sans portable ?
Le téléphone est devenu
indispensable. Oublier son portable, c'est oublier où je suis, ce que j'ai à
faire, comme au bureau si votre ordinateur ne marche pas. Mes données sont
dedans. Les gens considèrent que c'est un outil fondamental pour eux tous les
jours. Après, vous avez les jeunes accros des Textos, des chats et de la
personnalisation de leur appareil, les gens classiques qui ont besoin
d'utiliser leur téléphone de manière plus ou moins intensive, l'usage
sécuritaire, le besoin d'être raccordé aux autres en permanence, d'avoir des
alertes, accès à des services. La question est : "Quelles sont les actions que
les gens font couramment de 7 h à 22 h qui, aujourd'hui, peuvent être
simplifiées ou auxquelles le portable peut se substituer ?". L'important est de
voir comment tous ces services vont se décliner. Demain, par exemple, on va
voir apparaître la géolocalisation. Les services vont vous être associés en
fonction de l'endroit où vous êtes. Vous souhaitez, par exemple, trouver un
restaurant dans une demi-heure, à 15 € maximum dans telle zone. Si on est
capable de faire de cet outil quelque chose d'utile, les gens suivront. Si on
en fait un truc sophistiqué, quelques personnes y auront droit, mais il ne sera
pas accessible à tous.
Biographie
Richard Viel a 45 ans. Il est marié et père de famille. Diplômé d'Esigelec et de l'Insead, il commence sa carrière en tant qu'ingénieur développeur chez Electronique Serge Dassault. Il est ensuite chef de projet chez Hewlett Packard, puis directeur commercial chez British Telecom, avant de devenir directeur marketing et développement, puis vice-président de Bull. Depuis quatre ans, il est directeur marketing grand public de Bouygues Telecom.
L'entreprise
Bouygues Telecom a été créé en octobre 1994. L'ouverture commerciale de son réseau date de mai 1996. La marque compte 5,8 millions de clients. Sa part de marché s'élève à 17,7 %, contre 45,5% pour Orange et 36,8 % pour SFR. La couverture du réseau Bouygues Telecom a obtenu 67 meilleurs scores sur les 92 critères testés dans l'enquête Qualité de Service 2002 de l'Autorité de Régulation des Télécommunications.