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« La stratégie, c'est savoir ce que l'on ne veut pas faire »

Essoufflée jusqu'en 1996, la maison Charles Heidsieck renaît depuis quelques années. Des innovations et des positionnements entièrement remis à plat, un chiffre d'affaires multiplié par deux. Un succès tiré par la marque Piper-Heidsieck qui, sous l'impulsion de Jean Poulallion, son directeur du marketing, veut s'imposer comme la référence des nuits branchées. Ce qui n'est pas sans agacer les défenseurs de la tradition champenoise.

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Hormis quelques marques prestigieuses, on a l'impression que dans le champagne tout se vaut. A-t-il d'emblée un statut haut de gamme ?


Le champagne s'est imposé des règles qualitatives de production qui n'ont été souscrites par aucune autre région viticole au monde. La cueillette des grappes à la main, les normes de pressurage... Un certain nombre de facteurs qualitatifs font qu'à l'arrivée, le champagne a, de manière globale, une qualité supérieure à beaucoup de vins mousseux faits ailleurs. Le seul frein aux exigences qualitatives, c'est le coût que cela peut engendrer. Le prix du champagne est élevé mais ce n'est pas que de l'image.

Où vous situez-vous ?


Comme dans tous les marchés, il y a une distribution de la qualité avec des produits de très grande qualité organoleptique et d'autres de moins bonne qualité. Au-delà des critères qualitatifs, il y a la vinification et elle peut se passer avec plus ou moins de bonheur. Le champagne étant un vin d'assemblage, celui-ci peut être plus ou moins heureux. On peut, à l'arrivée, avoir des résultats un peu décevants. Ce qui n'est pas forcément corrélé avec le niveau des prix.

Le champagne le plus cher n'est donc pas toujours le meilleur ?


Oui. Cela dépend de l'année, du nom de la marque qui donne aux acheteurs un bénéfice psychologique qui va au-delà de la valeur intrinsèque de la bouteille. Dans un test à l'aveugle, Consumer Report Magazine (un 60 millions de consommateurs d'outre-Atlantique) a pris vingt champagnes et les a fait déguster à des chefs de cave. Piper-Heidsieck est sorti n° 1 devant des grandes marques ou des champagnes millésimés beaucoup plus chers. Il y a des marques incontournables, mais il peut y avoir des années moins bonnes, comme 1992 par exemple. Notre chef de cave, Daniel Thibault, qui a été élu, pour la quatrième fois, meilleur chef de cave du monde par l'International Wine Challenge, sait qu'il y a des années qu'il ne vaut mieux pas millésimer parce que cela ne va rien donner. Nous n'avons pas fait de millésimes entre 1990 et 1995. Ce qui, après, pose un problème commercial, car, à défaut, les amateurs se tournent vers la concurrence.

Quel est le critère le plus important pour un consommateur ?


Ce n'est pas tant la qualité en valeur absolue que la constance. Si l'on achète du ketchup Heinz, on s'attend à un certain goût. Si, dans le flacon, on a de l'Amora, on estimera que ce ketchup n'est pas bon, parce que cela ne correspond pas à ce que l'on attendait. Quand on fait "meilleur" du point de vue consommateur, ce n'est pas toujours meilleur. Meilleur, c'est très risqué. La preuve : Coca-Cola avec sa nouvelle recette en 1991. Les gens ont manifesté contre, ont fait des stocks de Coca pour plusieurs années... Or, en dégustation à l'aveugle, ils préféraient le nouveau Coca à l'ancien. On peut être d'un côté libertaire, et de l'autre, avoir besoin de bases. C'est que nous n'avons pas tous notre ancrage au même endroit. Des gens sont capables de bouger sur certains types d'environnements, alimentaires ou sociaux, d'être ouverts à certains types de comportements mais très fixes sur des questions alimentaires. D'autres, au contraire, vont être très libres d'un point de vue alimentaire et très fixes sur le côté social. Et d'autres vont bouger sur tous les aspects à la fois.

Piper-Heidsieck a connu une période plus sombre...


En avril 1996, la marque faisait globalement quatre cents millions de chiffre d'affaires. Aujourd'hui, nous en faisons huit cents, ce qui est un chiffre record. Il y a eu un déclin très net jusqu'en 1996, qui était aussi celui du marché du champagne. Jusqu'à fin 1990, le marché du champagne a explosé, les prix montaient chaque année. Il y a eu une euphorie économique qui a culminé en 89/90. Les prix ont tellement monté qu'il y a eu un décrochage très spectaculaire des consommateurs. En même temps, la guerre du Golfe a provoqué des récessions, notamment des consommateurs anglais, le premier marché du champagne à l'export... Tout cela a un peu détourné les gens du champagne. Le marché s'est tassé jusqu'en 1993. Néanmoins Piper, jusqu'en 95/96, continuait à ne pas très bien se porter. Parce que, globalement, elle n'avait pas vraiment de politique d'innovation.

Mais qui innovait ?


Personne. Mais quelques grandes marques tenaient le marché en mains. Des marques établies sortent plus facilement leur épingle du jeu quand le marché est en récession, parce que ce sont des valeurs sûres. Contrairement aux périodes de pénurie où tout le monde profite de l'embellie. Piper-Heidsieck n'innovait pas. Son discours était un peu compliqué. On disait que l'on était glamour parce que Marilyn Monroe buvait du Piper-Heidsieck et en avait plein son frigo. Depuis dix ans, nous sommes aussi le champagne officiel du Festival de Cannes. Quand je suis arrivé, je n'ai fait qu'une seule étude consommateurs mais assez édifiante. On disait "Piper-Heidsieck est une marque excitante, glamour, séduction". Quand, à côté de ça, on mettait la bouteille avec son étiquette crème, les gens disaient "votre discours est intéressant, mais votre bouteille est ennuyeuse et vraiment comme les autres". Nous manquions totalement de cohérence.

Quelle a été alors la stratégie ?


J'ai travaillé par le passé pour Carte Noire. J'avais analysé son succès comme venant d'une cohérence totale du mix autour du désir et de la sensualité. Le paquet de Carte Noire est un paquet sous vide souple par rapport à tous les autres qui, avant, étaient durs. On pouvait le garder dans sa main et, dans les enquêtes, on voyait que les consommateurs le tripotaient avant de le mettre dans leur chariot. Il y avait des éléments assez homogènes avec le noir, l'idée de désir, le côté tactile, une communication sur le thème "un café nommé désir". Tous les éléments du mix se répondaient et l'ensemble marchait bien. Pour Piper-Heidsiek, les éléments ne collaient pas et le puzzle ne pouvait pas se monter.

C'est là qu'apparaît le rouge...


Le pack a été fait par Richard Farnham. Nous voulions une bouteille qui évoque le plaisir, l'émotion, la transgression, l'excitation, etc. Il est venu avec des propositions dont une proposition rouge. La première réaction a été "ce n'est pas champagne". Comme quoi, même quand on a une volonté d'innover, on a des filtres. Il est revenu avec une deuxième version de cette piste rouge qui lui semblait bien correspondre à notre brief. Je suis parti sur le rouge en étude quali et quanti à la fois. On s'est "banané" sur les deux à la fois ! Au départ, nous pensions que tout était mauvais, qu'il fallait partir dans une autre direction. Et, en fait, ce n'était pas tant le rouge qui n'allait pas mais la teinte de rouge. Il était un peu trop chimique. Il y avait ce côté artificiel dans la couleur, ça criait. Nous avons refait des palettes complètes de rouge et choisi le rouge Piper, qui est désormais déposé.

Réactions ?


Aujourd'hui encore, on me dit quelquefois que j'ai déshonoré le champagne parce que l'étiquette est rouge et que cela n'a rien à voir avec la tradition et le sérieux que l'on attend d'une marque champenoise. Moi, tout ce que je sais, c'est qu'il y a deux fois plus de consommateurs qui m'achètent avec mon étiquette rouge qu'il n'y en avait avant avec mon étiquette crème, et que le prix de la bouteille a progressé de 25 %. Donc, entre l'opinion des concurrents et celle des consommateurs, je préfère l'opinion de ces derniers !

Vous sortez effectivement des codes du marché...


J'ai fait le pari de ne pas parler de la qualité de mon vin au consommateur alors que 60 millions de consommateurs nous a placé n° 1 sur vingt champagnes et Que choisir ? dans les quatre meilleurs choix à l'aveugle sur quarante-sept champagnes. Nous ne sommes pas le meilleur mais, en termes qualitatifs, on est plutôt bien. Mais j'ai considéré que, pour intéresser les gens, il y avait d'autres choses à leur dire que "mon champagne est le meilleur". Et, qu'à leur dire toujours la même chose, on les ennuie et l'on n'arrive pas à passer au-delà pour toucher leurs vraies aspirations. Globalement, les gens pensent aujourd'hui que le niveau de qualité est atteint et il est vrai que, si l'on notait les vingt premières marques de champagne, on obtiendrait sans doute des notes comprises entre 95 et 100. La qualité est, sans doute, à considérer comme acquise. Il faut désormais construire un univers de désir qui tourne autour d'autres valeurs. Ce qui a été tout l'exercice de Piper-Heidsieck pendant ces quatre dernières années. Nous apportons le même soin à la qualité du produit, mais nous donnons plus envie. Depuis quatre ans, nous avons une cuvée qui est exceptionnelle. Il y a les talents du chef de cave. Mais ce n'est pas un élément que je mets en avant pour Piper. Nous gardons tout le discours qualitatif pour Charles Heidsieck, qui est une marque plus axée sur la gastronomie. Pour Piper-Heidsieck, nous axons notre discours sur tout ce qui est la transgression élégante. Cela veut dire que l'on coupe les ponts avec une certaine lourdeur de la tradition mais que l'on conserve l'aspect positif qui est l'élégance.

Ce positionnement "transgression, plaisir, émotion..." vous met-il dans une catégorie très à part ?


Il y a toutes les maisons pour lesquelles la tradition est le fer de lance. Elle implique que l'on accompagne tous les moments où le champagne est une obligation. On a considéré qu'il y avait une place absolument vierge, qui est toute la partie consommation désirée, voulue par des gens qui ont envie de se lâcher, de faire plaisir, de séduire dans des relations interpersonnelles de tous types où le champagne n'est plus un produit obligé mais un produit choisi. Nous allons augmenter l'intensité de la relation grâce au champagne car il possède des caractéristiques qui sont assez sympathiques. Nous sommes donc les seuls à être partis sur ce registre. Notre première communication a été "Le rouge n'est pas la couleur de l'innocence". Nous avons dit, dès le départ, que l'on avait toujours quelque chose derrière la tête, qu'il y avait toujours une intention derrière la consommation de Piper-Heidsieck par rapport à un autre champagne dont la consommation peut être un acte relativement innocent et potentiellement plus ennuyeux.

Pourquoi Baby Piper est-il sorti en France après le Pop de Pommery ?


Dans l'esprit irrévérencieux de Piper-Heidsieck, il était assez normal de lancer cette consommation à la paille. Plusieurs marques avaient pris cela pour des événements. Nous l'avons intégré à notre politique de marques pour faire découvrir le champagne à des gens qui n'en boivent pas, soit qu'ils ne trouvent pas ça sympa ou qu'ils fréquentent des lieux surpeuplés où ils ne peuvent pas facilement le consommer avec des flûtes... J'ai fait en 1998 un document qui a été transmis aux Allemands, aux Italiens, aux Anglais pour promouvoir la consommation à la paille en petites bouteilles. L'Italie est partie bille en tête sur ce produit. Avec le Baby Piper, on a conquis tout Rome ; à Milan, on fait un carton. En 1999, Pommery a vu nos projets et lancé Pop et, dans certains pays dont la France, ils l'ont lancé avant nous. Mais dans 80 % des marchés hors France, nous avons été les premiers. Dans l'Hexagone, notre circuit de distribution étant en pleine restructuration, nous avons dû différer le lancement. Mais nous avons fait avec Baby Piper le lancement de "Mission impossible", celui de "Patriot", des opérations à la GayPride... Les happy few noctambules savent que nous avons lancé Baby Piper avant Pop. Mais l'important n'est pas tant de savoir qui était le premier que de savoir qui va durer.

Qui va l'emporter ?


Pop présente pas mal d'éléments de codes en rupture avec le marché mais aussi avec Pommery qui n'est pas tellement associé à l'univers de la nuit. En fait, le vrai point important d'une stratégie, comme je le lisais récemment dans la Harvard Business Review, c'est de choisir ce que l'on ne veut pas faire. Car, finalement, on peut être tenté de vouloir tout rafler. Pour Piper-Heidsieck, les établissements de la nuit sont une priorité. Les restaurants étoilés étant le domaine réservé de Charles Heidsieck.

Le Baby se porte bien donc...


Nous faisons deux cartons incroyables aux Etats-Unis et au Japon. La révolution en Champagne se passe à travers Piper-Heidsieck et des pays découvrent la marque grâce à Baby Piper. C'est un tremplin fabuleux. Avec un risque plaisant de voir les ventes de Baby Piper supplanter celles des bouteilles. Baby Piper appartient à ce quenous avons appelé la gamme "Lifestyle", de même que la bouteille habillée par Gaultier avec son corset. C'est une production exclusive et limitée, un assemblage des meilleurs vins pour une population qui achète la bouteille plus pour Jean-Paul Gaultier que pour consommer du champagne.

Vous avez ouvert un établissement à Rome...


Oui, un Club Piper en octobre 2000. Nous sommes passés du positionnement Piper-Heidsiek, "la marque de champagne la plus excitante" à Piper-Heidsieck, "la marque de luxe qui possède le champagne le plus excitant". En disant cela, on grimpe un cran plus haut. Nous considèrons que l'on peut, non seulement avoir une gamme de produits champagne et des produits lifestyle, mais aussi introduire une troisième gamme de "champagne services". Nous ne vendons pas du champagne. Nous sortons de notre métier d'origine. A travers cela, nous avons un produit qui est un établissement pour des gens intéressés par un nouveau concept clés en main. Nous avons aussi ouvert à New-York un espace Piper dans un bar à champagne, mais c'est une version un peu minimaliste. A Paris, un Club Piper pourrait ouvrir d'ici douze à dix-huit mois.

Biographie


Jean Poulallion a 38 ans, il est marié et père de trois enfants. Diplômé de l'ESCP en 1985, il entame sa carrière chez Jacobs Suchard en tant qu'assistant puis chef de produit Café Grand Mère et Carte Noire. De 1990 à 1995, il est chef de produit puis chef de groupe chez Unisabi, responsable du portefeuille chiens (Canigou, César, Frolic). Après un passage éclair chez Danone en tant que directeur du concept cafés (Maître Kanter, Adidas Sport Cafés), il devient en avril 1996, directeur international de marques de Piper et Charles Heidsiek, dont il est aujourd'hui le directeur marketing, également responsable des ventes sur tout le réseau France, Allemagne et les Etats-Unis.

L'entreprise


Piper et Charles Heidsieck appartiennent à Rémy Cointreau depuis 1989. La production moyenne (1999-2000) s'est élevée à 9 millions de bouteilles. Le chiffre d'affaires champagne atteint 1 milliard de francs dont 800 MF pour Piper Heidsieck, qui piétinait en 1996-1997 à 400 MF. La société compte 260 personnes. La marque est présente dans 140 pays. Les ventes sont réalisées à 20 % en France et à 65 % en Europe. Viennent ensuite les Etats-Unis, le Canada et l'Australie.

Valérie Mitteaux

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