« Ce sont les gens qui se posent le plus de questions qui nous adoptent »
Donné pour mort avant le retour de Steve Jobs en 1997, Apple est à ce jour un des rares fabricants d'ordinateurs à gagner de l'argent. Leader de l'innovation, la société peine toutefois à se départir de son image élitiste. Mais conserve intactes ses valeurs initiales : technologie transparente et contribution au développement du potentiel créatif du plus grand nombre. Aujourd'hui, elle se concentre sur le digital, le transport des données à haut débit et sans fil. Les explications de Pascal Cagni, vice-président Europe.
Je m'abonneVous êtes chez Apple depuis trois ans. Quelle est votre vision de l'évolution d'Apple ?
C'est une société au sein de laquelle
l'innovation est le maître mot. Que son territoire soit passé des couleurs de
l'arc-en-ciel à quelque chose de plus clinique est une chose. Mais l'essentiel,
c'est que, quel que soit le produit, la communication, le site ou la pub que
l'on lance, cela va toujours se traduire par de l'innovation et une solution
qui vise à faciliter la vie des gens.
Est-ce que la marque n'est pas passée d'anarco-gaucho à gauche caviar ?
Non. A 849 E
aujourd'hui, vous avez un iMac, à 999 E, un iBook. Nous voulons justement
sortir de ce ghetto haut de gamme, qui veut que Apple, "c'est beau mais cher".
A l'intérieur de cet ordinateur, on offre une suite applicative - les i-Aps :
iTunes, iPhoto, iMovie, iDVD, iCalenda... - qui vise à faciliter la vie des
utilisateurs. Tout ça sur une plate-forme nouvelle à base Unix qu'est l'OS X.
Mais l'idée que Mac est plus cher perdure.
Est-ce que l'attitude démocratique n'est pas plutôt chez vos concurrents ?
Il faut
savoir ce qu'est vraiment la démocratie. Est-ce que c'est offrir une machine à
499 E que l'on ne peut pas utiliser intelligemment et simplement ? Ou proposer
une machine abordable, pour le salarié moyen qui gagne entre 1 200 à 1 500 E,
et qui va avoir accès pour 999 E à une plate-forme Unix extrêmement puissante,
à une interface simple et conviviale, à la digitalisation à la fois de la
musique, du son et de la vidéo et la photo. La vraie démocratie, ce n'est pas
seulement envoyer les gens aux urnes mais leur donner la possibilité de faire
un vrai choix en connaissance de cause.
Comment expliquez-vous que cette image haut de gamme vous poursuive ?
Apple est marquée par
le fait qu'elle a été adoptée par une certaine frange de la population et
qu'aujourd'hui encore, les gens qui font de la création, photo, vidéo, comme
Soderbergh, Georges Lucas, Pitoff, Kassovitz, qui sont à l'avant-garde de leur
époque, choisissent la plate-forme Mac. Ce sont les pionniers, les gens qui se
posent le plus de questions qui nous adoptent.
Vous cultivez une certaine politique du secret ?
On n'est pas secret pour être
secret. On l'est parce que l'on innove. Nous consacrons 7 à 8 % de notre
chiffre d'affaires à la R&D, quand l'ensemble des autres constructeurs de PC y
consacre moins de 1 % sur le segment du micro-ordinateur. Quand on lance un
produit révolutionnaire comme l'iPod, qui est ce qu'il y a de mieux entre le
juke-box et le Walkman, que l'on fait la somme des deux en offrant de 1 000 à 4
000 chansons sur un appareil gros comme un paquet de cigarettes de 200 g, on
est obligé d'être secret. Ensuite, nourri de cela, vous allez utiliser ce
secret et ce que j'appellerais le "momentum". C'est pourquoi, par exemple, le
29 octobre 2001, quand nous avons lancé l'iPod, le soir même à 19 heures, notre
site web offrait l'ensemble des photos, des infos pour la presse ainsi que tout
le matériel nécessaire aux revendeurs. On prépare et on cloisonne ces infos
pendant quelques jours pour que, le jour J, tout sorte. L'impact de cette
communication concentrée est faramineux.
Cela nous donne
une visibilité qui est sans commune mesure avec la taille effective de
l'entreprise et nous conduit à être comparée à des marques qui représentent des
milliards de chiffre d'affaires. A votre arrivée, comment perceviez-vous
la distribution d'Apple en France ?
A l'époque, nous
avions le privilège d'avoir un réseau de distribution unique via les Apple
Centers. A partir de là, nous nous sommes posés la question de savoir quels
étaient les clients que nous servions. Et on s'est rendu compte que, plutôt que
de continuer à servir des clients très différents, mieux valait se focaliser
sur trois ou quatre grands axes. Une de mes premières décisions a été de créer
une division Education, une division Grand public et, au sein de la division
dite professionnelle, de pouvoir qualifier l'ensemble de ces distributeurs.
Aujourd'hui, vous avez donc deux divisions clairement identifiées, qui ne
représentaient que 10 à 15 % du chiffre d'affaires et qui ont grandi et nous
ont permis de gagner des parts de marché. Par ailleurs, dans la division pro,
nous nous focalisons sur la vidéo, le design et le print (la PAO), sur les
petites et moyennes entreprises, notamment dans la Santé en France et
l'Education. En parallèle, nous avons également notre site AppleStore comme
autre revendeur, pour répondre au concept de "non-linear distribution", afin
que, où que vous soyez et quel que soit votre choix, vous puissiez trouver le
produit qui vous intéresse. Vous pouvez donc désormais acheter via Internet,
par téléphone et en magasin. Et, si vous êtes un grand compte, une
administration, une équipe de vente vient vous rencontrer et vous faire des
démonstrations.
Mais la qualité du réseau n'était-elle pas un peu en deçà de l'image d'Apple ?
Oui. C'est pour cette raison que nous
avons commencé à faire ce que l'on appelle des EcoSystems, c'est-à-dire des
magasins dans le magasin avec des espaces type Fnac Micro, boulevard
Saint-Germain. Nous nous sommes efforcés d'augmenter de manière drastique la
formation des revendeurs et d'offrir aux clients une solution globale et pas
seulement la machine. D'où ce concept qui est de dire "nous ne voulons pas être
au milieu de l'ensemble de ces PC grisâtres, mais avoir un espace dédié". Cela
a contribué à améliorer nos résultats, la qualité de nos ventes et de
l'expérience de vente, pas encore au point de ce que nous connaissons dans
certains de nos nouveaux magasins américains entièrement dédiés à la marque.
Mais, pour l'instant, nous nous en tenons en Europe à des partenariats
uniques.
Qu'est-ce qui a présidé aux Etats-Unis à l'ouverture de boutiques propres ?
Le système de distribution y était de moindre
qualité qu'en Europe. Les ventes se faisaient dans des grands magasins comme
Wallmart, Sears..., essentiellement en périphérie. Tout cela a fonctionné à un
moment donné, mais aujourd'hui, il faut être plus proche des gens. Il
s'agissait de savoir comment on pouvait, à la faveur de la qualité de nos
produits, du fait que la société dispose de 4,2 milliards de cash, qu'elle est
l'une des 50 plus belles marques du monde, qu'elle crée de l'émotion et un
attachement particulier... comment donc partager tout cela avec un plus grand
nombre. D'où l'idée d'ouvrir des magasins là où les gens font leurs courses,
c'est-à-dire dans tous les centres commerciaux et les grandes artères
commerciales.
L'idée était également de convaincre les réfractaires ?
Oui, via Unix on veut inciter les utilisateurs de PC à switcher,
c'est-à-dire à passer de la plate-forme Windows à la plate-forme Mac ou à faire
coexister les deux. Pour cela, vous n'avez pas de meilleurs exemples que d'être
à côté de Victoria Secret, Gap, Discovery ou Nature et Découvertes et d'avoir
gens qui viennent faire leurs courses au jour le jour, qui décident de rentrer
dans le magasin et de se confronter aux produits. Cette stratégie est payante.
Au bout d'un an, nous savons qu'environ 40 % de nos nouveaux acheteurs sont
d'anciens utilisateurs de la plate-forme Wintell (Windows/Intel).
Comment est née la conviction que c'était le moment d'entamer cette campagne en faveur du "switch" ?
C'est simple. Le marché croît de
20 à 30 %. Rallier à soi les nouveaux acheteurs qui représentent 30 à 40 % des
achats totaux de PC, c'est se rendre compte que les acheteurs font
essentiellement du "repeat buying", c'est-à-dire un deuxième achat, additionnel
ou de remplacement. Si vous êtes Apple et que vous n'avez que 5 à 15 % du
marché, vous devez convaincre les 85 à 95 % restants, à revenir vers vous et il
n'y a pas de meilleur moyen que leur montrer nos produits.
Spontanément, ils ne viennent pas vers Apple ?
Non, ça
n'est pas spontané. Tous les gens sont attirés par notre communication et nos
produits. Ensuite, ils ont une énorme barrière que sont les mythes qui collent
à la marque : c'est trop beau, c'est cher, est-ce que Word fonctionne, je ne
vais pas avoir tous mes logiciels, si j'ai déjà un PC, ça ne sera pas
compatibl... Pour cela, il faut qu'on leur montre, qu'on leur laisse toucher
les produits et qu'on leur fasse une démonstration. A la minute où l'on fait
cela, les gens sont convaincus.
Pourquoi se
priveraient-ils alors, pour un prix quasi identique, de tous les suppléments de
facilitation Mac. Je crois que c'est à l'image de la nature humaine. Très
souvent en faisant le petit effort supplémentaire, on arrive à une expérience
tout à fait différente.
Quels sont les axes prospectifs à moyen terme ?
Dans les années 80, le propos était de rendre l'individu
plus productif à son poste de travail. Au début des années 90, il fallait
mettre certains PC en réseau. Ensuite, avec la révolution d'Internet, on a mis
l'ensemble du monde en réseau. Aujourd'hui, nous sommes au stade de la
digitalisation de l'ensemble des formats et des données, vidéo, son, textes, ce
que nous appelons le "Digital Lifestyle". La digitalisation permet une mobilité
beaucoup plus forte, une traçabilité et une retranscription quasi parfaites.
Cela permet également de mettre ces données sur des supports différents. On
entre donc dans une ère où vous allez avoir à la fois l'iPod, pour la musique,
mais également le téléphone ou la télé pour les images digitalisées.
Et à plus long terme ?
Notre point de vue, c'est que,
pour transporter ces données, on n'utilise plus seulement du bon vieux réseau
téléphonique, du câble, de l'ADSL, mais peut-être demain de l'hertzien, ce qui
serait une autre révolution. Nous avons entamé cela voilà déjà trois ans, avec
l'Airport qui permet de se connecter sans fil. Mieux encore, le propos sera de
dire ensuite « vous avez votre téléphone, comment l'utiliser pour accéder à
votre entrepôt d'informations qu'est votre PC ». C'est ce que l'on offre
aujourd'hui avec iThing. Via le téléphone et le GPRS, je peux "updater" ma base
de données. C'est sorti le 10 septembre. C'est une des raisons pour lesquelles
je pense que le PDA est mort. Pourquoi avoir trois appareils - PC, PDA et
téléphone -, alors que je peux me connecter avec mon mobile sur mes e-mails via
mon ordinateur qui lui reste à la maison ? Tout revient toujours à
l'ordinateur. Et, très vite, via la norme Wifi (norme des réseaux sans fil,
ndlr), on pourra se connecter de partout.
Vous faites peu d'études de marché...
Notre call center de Cork reçoit des millions
d'appels ; ce qui constitue un feed-back en temps réel. A Cupertino, dans la
Silicon Valley, nous avons le privilège d'avoir 2 000 des ingénieurs logiciels
les plus doués de la terre ; nous avons beaucoup de brevets. Des gens,
extérieurs à l'entreprise, sont payés à temps complet pour suivre ce qui se
passe et ce qui se dit chez nous. Clairement, nos études de marché visent
plutôt à comprendre ce que la technologie va rendre possible. Il nous a fallu
des années pour comprendre quel était le pouvoir de la digitalisation de
l'image, ce qu'offraient les normes MPE... Et puis, lorsque vous lancez une
première version, stable, mais que vous avez beaucoup de feed-back, vous faites
une version 2. Nous en sommes déjà au bout d'un an, à la version 3 de iTune, et
2 de iPhoto...
Les utilisateurs font office de cobayes...
On a dit la même chose sur les premières voitures. Ce
qu'il faut voir, c'est qu'on vous offre les iAps et que nous sommes les seuls à
le faire. Libre à vous de choisir ça ou pas. Mais vous savez sans doute que
vous n'utilisez que 5 à 10 % des fonctions de Word ou d'Explorer comme vous
n'utilisez sans doute que 10 à 20 % d'iPhoto. Ceux qui veulent aller plus loin
vont trouver des mutations.
Est-ce que ça n'est pas la preuve que l'offre est globalement trop complexe ?
C'est vrai de
l'informatique en général. Mais, au royaume des aveugles, le borgne, que nous
pourrions être, est roi. Vous avez le choix d'utiliser les applications de
manière simple ou plus sophistiquée, c'est à vous de décider.
Que chacun puisse atteindre le statut d'artiste via la machine n'est-ce pas une imposture ?
Nous sommes à l'opposé de cet esprit. Nous pensons,
dans un esprit un peu rebelle, que tout un chacun est capable de faire un film
vidéo s'il s'en donne la peine et les moyens. Notre propos à nous, c'est de
rendre la technologie la plus simple possible. Nous montrons chaque fois la
voie. Notre job, c'est vraiment de prendre la technologie la plus rébarbative,
la plus complexe, et de la rendre accessible au plus grand nombre.
Tout le monde peut faire un film, n'est-ce pas un peu le syndrome Star Academ...
Non, notre métier est de faire en sorte que vous
puissiez exprimer votre potentiel créatif. Ce sont des mots forts. On parle de
"potentiel", donc ça n'est pas donné, il faut y travailler. "Créativité", parce
le dessein originel de 1984, c'est de dire « vous allez pouvoir avoir une
action ou opérer un changement sur votre histoire, sur votre vie ». Nous
parlons de technologie, parce que nous avons vraie technologie et des brevets
et que nous la rendons simple. Parce que, à la différence des autres
constructeurs PC, nous créons le logiciel qui rend l'ordinateur transparent. Ce
qui fait que nous avons des rapports loyaux avec nos clients, et cette émotion
et cette passion pour la marque.
Quelle est la part de marché d'Apple en France ?
C'est 4 % au global. Avec 8 % du marché de
l'éducation, 8 à 10 % du marché grand public, 30 % du marché des médias...
Est-ce qu'on se pose la question de savoir quelle est celle de BMW et
Mercedes... ? Et bien la nôtre est supérieure à leurs parts de marché cumulées.
Ce qui montre bien que la part de marché est un mythe.
Biographie
Pascal Cagni a 41 ans. Il est marié et père de quatre enfants. Après un diplôme de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, une maîtrise en droit des affaires de l'Université de Strasbourg, un MBA de l'Institut Supérieur des Affaires (ISA) du groupe HEC, et enfin l'Executive Program (EPGC) de Stanford University (USA), il débute sa carrière en tant que consultant chez Booz Allen & Hamilton. Il occupe différentes fonctions de direction et commerciales chez Software Publishing Corporation et Compaq Computer avant de rejoindre Packard Bell en 1995 au poste de vice-président chargé du marketing. Depuis avril 2000, il est General Manager, vice-président Europe d'Apple.
L'entreprise
Apple France et Europe sont basés aux Ulis et emploient 250 personnes. Apple communique uniquement des chiffres Monde. En 2002, elle aura vendu 3,1 millions d'unités (3,1 également en 2001 et 4,6 en 2000). Son chiffre d'affaires 2001 s'élève à 1 375 millions de dollars. Sa part de marché Europe varie entre 3,5 et 4 % et s'élève à 4 % pour la France, en seconde place derrière la Suisse.