« One-to-one : toute l'entreprise doit être impliquée »
En 1993, son livre intitulé "The One to One Future", coécrit avec Martha Rogers, avait prédit l'émergence d'un nouveau concept marketing basé sur la capacité d'interaction d'une entreprise avec ses clients de façon personnalisée et individualisée. De passage à Paris, Don Peppers raconte comment évolue aujourd'hui le one-to-one.
Je m'abonneVous avez lancé le concept de one-to-one, que recouvre-t-il exactement ?
Laissez-moi vous expliquer ce que ce terme veut dire,
car certains peuvent mal l'interpréter. Je regrette presque de l'avoir utilisé
et ce, pour deux raisons. La première : le one-to-one marketing ne veut pas
dire que chaque consommateur va recevoir une offre unique. Une transaction
one-to-one signifie : "Vous me dites ce que vous voulez et je change la façon
dont je vous traite, basée sur votre consommation...". Une autre raison pour
laquelle je regrette ce terme, c'est le mot "marketing", car il est trop
restrictif. Pour moi, le processus du one-to-one marketing transcende le
service marketing et inclut la production, les ventes, les finances... C'est
pourquoi, notre deuxième livre s'appelait Enterprise One to One. Nous avons
choisi ce titre, car il conforte l'idée selon laquelle ce n'est pas seulement
le marketing qui est impliqué, mais tous les services d'une entreprise.
Alors en quoi consiste le one-to-one marketing ?
Cela veut dire que le consommateur communique des informations sur lui à
l'entreprise et qu'elle utilise ce qu'il lui a dit pour changer la façon dont
elle le traite. A chaque fois que le client est en contact avec l'entreprise,
le produit ou le service peuvent s'améliorer. Cette relation s'apprend, elle
s'améliore à chaque interaction. Et c'est la clé du relationship management.
Comment voyez-vous évoluer ce concept dans les différentes parties du monde ?
Aux Etats-Unis, le one-to-one marketing devient très
sophistiqué dans certains secteurs, tels que les services financiers ou la
distribution. En Europe, ces concepts sont plus avancés en Grande-Bretagne, aux
Pays-Bas et peut-être en Scandinavie. Dans d'autres pays, il y a une réticence
culturelle à traiter les consommateurs différemment, l'Allemagne en fait
partie. En France, la protection de la vie privée et des libertés individuelles
fait l'objet d'un intérêt assez prononcé, beaucoup plus qu'en Grande-Bretagne.
L'Europe affiche une grande diversité.
Quelles sont les raisons de votre présence à Paris ?
Nous allons y ouvrir un bureau avec des
consultants que nous sommes en train de recruter. Nous sommes déjà présents aux
Pays-Bas et en Grande-Bretagne, mais nous avons besoin d'être en France car
nous sommes un business de conseil. Nous allons également regarder en Italie,
en Espagne et au Portugal. Notre conseil n'intervient pas dans l'informatique.
Nous ne vous aidons pas à créer votre site web, nous ne vous aidons pas à
installer votre base de données marketing. Nous vous aidons à mettre en place
un business model. Nous avons mis au point une méthodologie en quatre étapes
qui permet d'établir et de maintenir une relation avec vos consommateurs :
identifiez vos consommateurs, différenciez-les, communiquez avec eux et
personnalisez vos produits et services. Ma prédiction, c'est qu'à partir de
l'année prochaine, vous allez lire dans la presse de gros échecs d'expériences
de CRM. Les entreprises ont acheté des équipements lourds, mais le gros
problème c'est qu'ils ne marchent pas. Ce n'est pas le business model qui ne
fonctionne pas, c'est un échec des moyens utilisés.
Donnez-nous des exemples d'entreprises qui pratiquent le one-to-one ?
Ma société
avait l'habitude d'entendre que certaines entreprises pratiquaient le
one-to-one marketing car elles pouvaient adresser un mailing directement à un
consommateur. Mais cela n'est pas du one-to-one. C'est juste du bon marketing
de base de données ; c'est mieux que du mass marketing traditionnel. Or, la
communication one-to-one a besoin d'être réellement interactive. Et les
meilleurs exemples sont sur le Web : c'est là où, maintenant, tout le monde
investit dans l'interactivité. Les centres d'appels sont aussi interactifs et
il y a de très bons exemples de communication one-to-one dans les call centers.
Un de mes exemples favoris est celui de la société Capital One, qui est un
émetteur de carte de crédit à Minneapolis, un des dix premiers aux Etats-Unis.
Ils ont une base de données, je crois, de 4 millions de porteurs de carte.
Toutes les semaines, ils scorent chacun de leurs consommateurs. Ils n'appellent
pas le consommateur, ils ne lui écrivent pas, en fait ils attendent qu'il se
manifeste. Lorsqu'il appelle pour activer une nouvelle carte, faire une
réclamation... le service consommateurs répond à sa demande et, à la fin de la
conversation, lui fait une offre. 15 % des appels entrants se concluent par une
vente : c'est cela le one-to-one. La société n'a pas pour objectif de trouver
plus de consommateurs pour ses produits, mais plutôt de trouver plus de
produits pour ses consommateurs, qui en ont besoin. Pour moi, c'est un très bon
exemple de communication one-to-one.
Vous avez d'autres cas ?
Nous avons eu une mutuelle comme client. Elle était très fière
de son call center car elle disait : "Nos appels, de nature complexe, sont
traités en 5 minutes ou moins"... Nous avons fait une enquête : nous avons pris
un millier d'appels et avons essayé de calculer quel pourcentage de questions
posées avait une réponse complète en un appel contre le pourcentage de
questions qui nécessitaient un rappel du consommateur. Seulement 10 % des
questions étaient traitées en un seul appel. Ce qui veut dire que le temps de
conversation par appel individuel était de 5 minutes mais par consommateur,
cela faisait plus d'une heure ! Ils avaient donc 10 fois plus de temps d'appels
que de problèmes... Ce que la mutuelle mesure maintenant, c'est le ratio de
réclamations traitées en un seul appel. Même si l'appel dure 20 minutes, le
consommateur n'a pas à rappeler 10 fois 5 minutes.
Que pensez-vous des sociétés qui pratiquent le e-commerce ?
On lit
traditionnellement qu'Amazon est un exemple incroyable mais que cette société
continue de perdre de l'argent. Je ne sais pas exactement mais peut-être que
nous ne mesurons pas de la bonne façon. Si, aujourd'hui, cette société calcule
la valeur de la base de donnés de ses consommateurs, on trouvera peut-être
qu'elle gagne beaucoup d'argent. Car la valeur de sa base augmente de plus en
plus mais cette valeur n'est pas "reportée" dans le bilan financier. Un des
meilleurs exemples de site de e-commerce conçu pour les consommateurs est celui
d'American Airlines. Ce site contient plus de 25 millions de pages
personnalisées. La compagnie connaît ma préférence de siège, ma nourriture
préférée, mes destinations préférées. Il y a un tel degré de personnalisation
qu'elle fait des offres sur mes destinations favorites en fonction des vacances
scolaires de mes enfants. Or, aux Etats-Unis, chaque district a ses propres
vacances. C'est un merveilleux modèle de personnalisation, à un niveau
incroyable.
Quelles sont les nouvelles technologies qui permettent le développement du one-to-one marketing ?
Il en existe trois
principales. Tout d'abord : les bases de données de clients. Avec elles,
n'importe qui dans la société peut savoir quand un client appelle, qui il est,
ce qu'il a acheté la dernière fois, car ces informations figurent dans la base.
Deuxième technologie : l'interactivité qui passe par l'Internet, les centres
d'appels, l'automatisation des forces de vente. Un consommateur peut
communiquer un grand nombre d'informations pendant qu'il est au téléphone,
lorsqu'il est avec un vendeur ou sur un site web. La troisième technologie est
la personnalisation, qui consiste à numériser le processus de production. Aux
Etats-Unis, Levi's Strauss a monté un programme qui permet d'avoir son blue
jeans de façon personnalisée (plus d'un million et demi de combinaisons sont
possibles). Vous allez dans un magasin, ils prennent vos mesures et vos
préférences, puis le jean est fabriqué et vous le récupérez trois semaines plus
tard. C'est de la personnalisation de masse : cela coûte moins cher à Levi's de
faire une paire de jeans personnalisée car il n'y a pas d'efforts perdus, pas
de risque de stocks... Dans cet exemple, j'ai d'abord le consommateur et
ensuite je fais le produit. Cela veut dire que le one-to-one marketing vous
donne deux bénéfices : un produit mieux ajusté au consommateur et des coûts
plus faibles.
Il y a peu d'exemples de ce type...
Non. En fait, un grand nombre d'entreprises pratiquent la personnalisation. Je
peux vous donner d'autres exemples : Hewlett-Packard pour ses imprimantes ou la
société d'éclairage Lutron. Cette société vous autorise à choisir différentes
couleurs, différents formats, différents commutateurs. Elle a des milliers de
combinaisons d'éclairage et offre plus de produits dans son catalogue, qui fait
seulement 50 pages, qu'une autre société n'en offre dans ses trois catalogues
d'un total de 1 500 pages. Et ses coûts sont moins élevés car elle fabrique
seulement le produit quand il est commandé par le consommateur. Laissez-moi
vous donner une analogie avec le Web : je vous ai parlé du site d'American
Airlines, qui utilise le moteur de Broadvision. Sur un site typique, un grand
nombre de pages HTML sont produites et restent dans le serveur, ce sont les
visiteurs qui font venir ces pages. En revanche, un site personnalisé ne
préproduit pas de pages. Quand un visiteur vient sur le site, il y a
interaction et le site compose la page pour lui, comme chez Levi's Strauss : le
jean n'existe pas tant que vous ne l'avez pas commandé. Quand vous allez sur le
site American Airlines, les pages que vous voyez n'étaient pas là avant votre
visite : il les compose pour vous, quand vous arrivez. C'est exactement le même
principe...
Quel futur pour le one-to-one ?
On me
demande souvent ce qu'il y après le one-to-one marketing. C'est comme demander
ce qu'il y a après la comptabilité. Nous aurons toujours besoin de faire de la
comptabilité et nous aurons toujours des relations avec les consommateurs. Mais
ceux-ci veulent de plus en plus de détail, d'informations. Vous ne vous
réveillerez jamais le matin en vous disant : "Mes relations avec les
consommateurs sont aussi bonnes qu'elles devraient l'être". Vous aurez toujours
à les améliorer et je pense que vous devez envisager le one-to-one marketing
non comme une destination à laquelle vous devez arriver mais comme une
direction dans laquelle votre entreprise doit aller.
Biographie
Don Peppers possède un diplôme de 2e cycle comme ingénieur aéronautique de l'Académie US Air Force et un master en affaires publiques de Princeton. Avant de se lancer dans la publicité et le marketing, il a travaillé comme économiste dans le domaine du pétrole et fut directeur de la comptabilité pour une société aérienne régionale. Don Peppers est cofondateur du groupe Peppers and Rogers. Avec Martha Rogers, il est coauteur de "The One to One Future" (1993), "The One to One Enterprise" (1997), "The One to One Manager" (1999) et, avec Bob Dorf, le président de Peppers and Rogers Group, de "The One to One Fieldbook", adapté en français par Henri Kaufman et Laurence Faguer ("Le One to One en pratique").
L'entreprise
Le Peppers and Rogers Group emploie 200 personnes aux Etats-Unis, 100 dans le reste du monde. 16 bureaux en Europe, Afrique, Asie et Australie. Chiffre d'affaires : 35 millions de dollars. Principaux clients : Ford, Hewlett-Packard, Agilent Technologies, American Skandia, Verizon, Dogus.