Alexandre Gefen, directeur de recherche au CNRS : "ChatGPT & consorts produisent du conventionnel"
Publié par Etienne Gless le - mis à jour à
ChatGPT et autres IA génératives peuvent permettre de gagner en productivité et aider à la créativité pour des campagnes simples. Mais elles ne remplaceront pas l'échange humain pour réaliser des campagnes de grande ampleur ou concevoir des innovations de rupture.
Emarketing.fr : En quelques mois, ChatGPT s'est imposé dans notre vie quotidienne. Pour les professionnels du marketing, cet outil constitue-t-il une révolution ?
Alexandre Gefen : Non. Ce que peuvent faire les grands modèles de langage et les intelligences artificielles génératives, en particulier ChatGPT, ce sont des choses très idiomatiques, très attendues et qui correspondent à l'adaptation de réponses à des contextes relativement simples. ChatGPT peut ainsi permettre de gagner énormément en productivité dans le contact client : à partir de quelques éléments que le modèle peut apprendre de l'interaction que vous avez avec un client, il est capable de générer des réponses qui vont vous faire gagner du temps. En dehors de conseils extrêmement basiques en marketing, on ne peut pas leur demander, à ce stade, d'inventer un plan marketing complet. Ce n'est pas demain qu'ils vont remplacer une pensée du produit et de sa clientèle par une équipe marketing pluridisciplinaire.
Est-ce à dire que pour un usage marketing, ChatGPT et consorts atteignent vite leurs limites ?
A. G. : ChatGPT est d'autant plus limité pour un usage marketing qu'il n'a pas d'accès aux dernières tendances et aux dernières données. ChatGPT est entraîné sur des corpus qui datent de 2021 ! Donc si vous lui demandez des données sur le smartphone en 2023-2024, il ne saura pas vous répondre. De même, vous pouvez injecter à Dall-E ou Midjourney - les deux outils phares pour la génération d'images par intelligence artificielle - un certain nombre de données et graphiques que vous avez sur l'état d'un marché, ils pourront les analyser, mais le résultat sera assez restreint.
À quoi peuvent-ils alors servir dans la boîte à outils d'un professionnel du marketing ?
A. G. : Ils sont conçus pour fabriquer des réponses adaptées. Ils permettent, par exemple, de personnaliser des réponses pour envoyer des emails en masse. Éventuellement d'obtenir des réponses pour réaliser quelques petites publicités ciblées ou des campagnes de faible ampleur dans un contexte où l'on veut économiser des coûts. Vous pouvez ainsi utiliser des modèles Dall-E ou Midjourney afin de réaliser quelques illustrations amusantes. Pour une petite campagne de publicité, vous allez demander à ChatGPT d'imaginer des slogans et à Dall-E de vous faire une illustration. Mais ne vous attendez pas à les voir remplacer un projet publicitaire ambitieux ou une analyse approfondie du marché : ces outils ne sont pas capables de le faire.
Ces outils d'intelligence artificielle ne vont donc pas révolutionner le marketing ?
A. G. : Ils ne vont pas révolutionner des projets de grande ampleur, ceux où les responsables marketing doivent déployer de l'inventivité sur le message, sur le produit, sur la manière de le positionner et de le vendre. Ces outils n'apportent pas de nouveauté radicale, ils produisent du conventionnel. Ces modèles de langage ne seront pas capables de comprendre les subtilités de l'échange humain. Ils ne remplaceront pas la réflexion sur la sémiologie du message ou sur la sociologie des acheteurs. Pour réaliser la présentation d'un produit, ChatGPT va, par exemple, pouvoir rédiger un argumentaire mettant en valeur le produit. Mais il ne remplacera pas la construction d'un plan marketing pour accompagner une innovation, un produit ou un service vraiment original. ChatGPT suggère, donne des idées, permet de réaliser ou d'automatiser certaines petites tâches, mais rien de nature à remplacer les agences de publicité.
Les outils d'intelligence artificielle comportent-ils encore des traces de biais aujourd'hui ?
A. G. : Des biais sexistes peuvent demeurer parce que les corpus d'entraînement sont biaisés : lorsqu'on doit entraîner une intelligence artificielle, on puise dans les forums sur Internet ou des livres anciens qui comportent des biais de genre tacites. Mais pour rendre les IA grand public, leurs concepteurs - Open IA, puis Google - ont effectué un énorme travail pour corriger les biais liés à un corpus d'entraînement. Ils ont entraîné les IA à ne pas manifester de biais avec des humains. Et ils ont aligné fortement les IA dans le sens de leurs valeurs d'entreprises : c'est-à-dire les valeurs de la Silicon Valley, progressistes, démocrates, inclusives, positives et même "woke" à la limite.
Est-ce donc à dire que les outils d'IA produisent du conformisme ?
A. G. : Oui. Si vous leur demandez de rédiger un texte pour plaire à un public féminin, elles vont vous dire : "Attention, vous devez respecter le sexe faible." À tel point qu'on a même accusé ces intelligences artificielles d'être très "politiquement correctes", et elles le sont. Cela donne parfois un résultat bizarre avec des traces de biais encore assez nettes : si vous demandez à ChatGPT de vous mettre en scène un médecin, il va vous mettre en scène un médecin homme et non un médecin femme. Mais en même temps, si vous lui demandez de faire l'éloge des Français, il vous mettra en garde contre les risques de racisme ou de discrimination ! Vous avez donc des traces de ces biais auxquelles se superposent des marques de l'éducation "politiquement correcte". À mon avis, pour des usages dans un contexte marketing et publicitaire, le risque est faible : les IA grand public ne déraillent plus beaucoup.
Est-il facile de repérer une publicité, une communication rédigées avec l'aide d'une IA comme ChatGPT ?
A. G. : Non et c'est le problème fondamental : impossible de savoir à coup sûr si un texte a été rédigé par une IA. Je ne peux pas prouver qu'un texte a été rédigé par une IA. Je ne peux pas non plus prouver qu'il n'a pas été rédigé par une IA. Dans certains textes ou courriels que je reçois, je peux sentir l'aspect stéréotypé et m'interroger sur son éventuelle rédaction par Chat GPT. Mais c'est difficile d'aller plus loin que ce sentiment.
Quels conseils donneriez-vous pour bien utiliser des outils comme ChatGPT, en particulier pour améliorer ses requêtes, ses « prompts Chat » ?
A. G. : Pour avoir des réponses de qualité, mon premier conseil est de toujours détailler et contextualiser les requêtes. "Je veux un descriptif commercial engageant pour ce produit" ne suffit pas. Donnez plus de détails : indiquez pour quel public, dans quel contexte d'utilisation, etc. Plus ChatGPT aura d'informations de contexte au départ, plus il saura adapter sa réponse. Second conseil, donnez à ChatGPT des exemples ; c'est une machine à produire du texte à partir de texte. Rien n'est plus efficace que de donner à ChatGPT des exemples dont il va s'inspirer et qu'il va transposer. Dernier conseil, une fois la réponse donnée, demandez des variations : "Je voudrais un ton plus joyeux...", par exemple. Ces variations autour d'une première version d'un texte peuvent améliorer le résultat final.