Tribune " Droit des marques - le cas Eléphant "
Publié par Gérard Haas, avocat spécialiste de la propriété intellectuelle le - mis à jour à
Le thé, la verveine et la camomille ne sont pas réputés être des boissons dangereuses. Pour autant, le dossier Fralib (Unilever) a tout d'un cocktail explosif. Et les solutions avancées au regard du droit sont inefficaces, voire farfelues. Explications.
Il s'agit d'un cocktail explosif. En première ligne, Unilever, une multinationale rentable qui a fermé une usine de thé et d’infusion en raison d’une surcapacité de production de thés et d’infusions en Europe alors qu’elle ne perdait pas d’argent – la verveine et la camomille de Provence sont désormais en concurrence avec des plantes en provenance d’Europe de l’Est). Rigide, elle refuse à la fois de céder la marque Eléphant et de faire travailler en sous-traitance la société que les salariés de l'usine de Gémenos (Bouches-du-Rhône), fermée par le groupe anglo-néerlandais, souhaitent monter.
Pour continuer, des syndicats bouillonnants, qui occupent depuis des mois l'usine, tout juste rachetée par la communauté urbaine avec ses machines pour un euro symbolique, et qui considèrent que pour assurer la viabilité de leur future société, Univeler doit leur laisser la marque Eléphant et sous-traiter des volumes. Ensuite, François Hollande, qui, pendant la campagne électorale, a soutenu les salariés, évoquant une nouvelle loi qui leur permettrait de racheter Eléphant pour un euro afin de relancer une activité de thé en coopérative. Enfin, un entrepreneur qui propose de produire des chips sur le site avec le soutien de distributeurs, mais pas des syndicats. Certes la fermeture d’une entreprise est toujours tragique et la résistance qu’opposent les femmes et les hommes qui s’y sont tant investis est parfaitement compréhensible. Mais attention, il ne faut ni fragiliser le droit des marques, ni la France.
1. A qui appartient une marque ?
La protection de la marque régulièrement déposée est absolue, et confère à celui qui en est investi une action contre tout ce qui lui porte atteinte.
2. Comment peut-être cédée une marque ?
La cession de la marque, quelle que soit la forme qui lui est donnée, est soumise d'une façon générale au droit ordinaire des contrats. Il en est ainsi pour ce qui concerne les obligations des parties, les effets de la convention, la nullité ou la résolution de la cession. L'article L714-1 du code de la propriété intellectuelle dans son dernier alinéa, dispose que le transfert de propriété « est constaté par écrit à peine de nullité ».
Il est donc bien clair que l'écrit est exigé, non seulement pour apporter la preuve de la cession, mais encore pour assurer sa validité : la sanction du défaut d’écrit est la nullité de la cession.
Lors du redressement ou de la liquidation judiciaire d'une société, le repreneur peut racheter la marque. Encore faut-t-il que la société en difficulté soit titulaire de la marque. Dans les autres cas, il faut l'accord du titulaire de la marque. Autrement dit, en droit français, la marque est un actif incorporel indépendant du fonds de commerce ; ainsi donc, et sauf convention expresse contraire, la cession ou la reprise d'un fonds de commerce n'inclut pas les marques.
« Rien ne permet, en l'état actuel du droit français, de forcer le propriétaire d’une marque à la céder ou l'évincer de ses droits au profit d'un tiers »
3. Le droit de marque est un droit de propriété
Par conséquent, La propriété est un droit constitutionnellement protégé qui implique une juste et préalable indemnisation en cas d’atteinte à ce droit.
La privation (ou la restriction injustifiée et disproportionnée) des droits de propriété d’Unilever sur la marque Eléphant impliquerait en principe une juste et préalable indemnisation. En pratique se poserait alors la question de son montant, qui, compte tenu de l'importance de la marque Éléphant, de son ancienneté et de ses parts de marché, ne pourrait qu'être très élevé, sauf à spolier son titulaire non seulement en l'évinçant du marché mais encore en le privant du juste prix de sa marque.
« Forcer une société à céder une marque reviendrait à une expropriation. Or, la Constitution française protège le droit de propriété »
L’évolution caractérisée des finalités et conditions d’exercice du droit de propriété constatée par le Conseil constitutionnel en 1982 concerne notamment l’extension de son champ d'application à des domaines nouveaux, parmi lesquels figure le droit pour le propriétaire d'une marque de fabrique, de commerce ou de service d'utiliser celle-ci et de la protéger dans le cadre défini par la loi et les engagements internationaux de la France. (Conseil constitutionnel, 15 janvier 1992, Décision n°91-303 DC, et Conseil constitutionnel, 8 janvier 1991, Décision n°90-283 DC) .
Par ailleurs, l’article 1 du protocole n° 1 de la Convention de la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dispose : «Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.»
Observons enfin qu’il n'existe pas de texte prévoyant des limitations ou des restrictions à ce droit de propriété. « Une expropriation exigerait de justifier d'une cause d'utilité publique et d'indemniser les titulaires de marques. »
5. Faut-il légiférer pour exproprier le propriétaire d’une marque ?
Pendant sa campagne présidentielle, le candidat François Hollande s'est montré favorable à une loi encadrant les fermetures d'usines viables, et a par ailleurs souhaité que le groupe Unilever cède sa marque Éléphant gratuitement. Actuellement, le gouvernement planche sur un dispositif juridique interdisant aux groupes de fermer des usines viables. Toutefois, si dans ce cas, il s’agissait d’exproprier le propriétaire d’une marque, ce dernier disposerait d’au moins trois moyens pour contester la loi :
- Saisine du Conseil constitutionnel (avant promulgation de la loi) : sur le fondement de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1 789 intégrée à la Constitution, qui protège le droit de la propriété.
- Action à l’encontre de l’État devant les tribunaux français (après promulgation de la loi): sur le fondement du droit des marques et de l’article 1er du protocole additionnel (CESDH).
- Recours devant la CEDH (après épuisement des voies de recours devant les tribunaux français) sur le fondement du droit de propriété et de l’article 1er du protocole additionnel (CESDH)
On se souvient que par l'effet des nationalisations de 1981-1982, les marques appartenant aux entreprises nationalisées ont été transférées à l'État français. Cependant, ces transferts de propriété de marques n’étaient qu'une conséquence indirecte des opérations de nationalisation proprement dites, elles portaient sur la globalité des entreprises et pas seulement sur leurs marques.
L'hypothèse d'une dépossession par nationalisation ne nous semble pas non plus envisageable en l'espèce, car on voit mal l'État français s'impliquer aujourd'hui dans une opération aussi complexe pour une activité de production de thé et d’infusion qui n'est manifestement pas un produit stratégique pour l'économie française.
Enfin sur le plan international, ses effets seraient dévastateurs. Car, en portant atteinte aux droits de marques des entreprises, un tel texte créerait une insécurité juridique considérable et freinerait nécessairement l'implantation et le développement des grandes marques en France, qui y perdrait de son crédit.
Pour qu’une société reste vivante et crée des emplois, elle doit pouvoir fermer des usines non compétitives et être assurée que le pays où elle est implantée respecte bien les lois en vigueur, la sécurité juridique étant un gage en période de troubles économiques. Si la France ne respecte pas ce principe, les entreprises étrangères pourraient lui préférer d’autres pays pour leurs investissements. Attention donc aux effets dévastateurs du prosélytisme médiatique des syndicats et aux propositions incohérentes qui, en voulant fragiliser une entreprise, pourraient fragiliser un pays.