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La presse généraliste de niche : un créneau porteur ?

Publié par Maud Vincent le | Mis à jour le

Le 1 fête avec succès ses deux ans tandis qu'un nouveau venu se lance en kiosque, le mensuel parisien "Soixante-Quinze". Le point commun de ces deux médias d'offre : miser sur la qualité éditoriale. Abonnement, diversification éditoriale et distribution maligne forment leur équation économique.


Alors que le marché de la presse exsangue poursuit sa mue digitale avec difficulté et que l'innovation et le dynamisme puisent leur source dans la technologie et des stratégies dites "mobile first", d'autres entrepreneurs font encore le pari du print. A l'image du 1, l'hebdomadaire co-fondé par Eric Fottorino et Laurent Greisalmer, ex-directeurs du Monde, ou bien encore de Soixante-Quinze, mensuel indépendant et local lancé ce 30 mars dernier.

"Print first" : prime à l'innovation éditoriale

Masochistes ? Réalistes plutôt, pointe David Even, directeur de la publication et rédacteur en chef de Soixante-Quinze : "Quand on voit la difficulté à monétiser sur le Web, je préfère m'investir dans un projet print. La vente de 100 magazines rapporte plus que quelques centaines de clics." L'homme pointe aussi la pauvreté de l'offre journalistique en matière de presse locale pour justifier son pari : une offre différenciante, loin du Paris institutionnel, bling-bling, lifestyle, touristique ou à base de bons plans. Le magazine s'inscrit dans la continuité éditoriale du 13 du mois, un mensuel d'investigation dédié à l'arrondissement parisien qu'a également fondé et dirigé David Even pendant cinq ans. Sous forme de longs reportages, d'enquêtes, de portraits, et d'interviews, Soixante-Quinze se fixe comme ambition de raconter autrement Paris et sa proche banlieue, ces "bouts du monde au coin de la rue" et revendique une exigence éditoriale et graphique. Dans ce modèle, le Web joue un rôle de vitrine et de complément d'information. "Le modèle économique de Soixante-Quinze étant basé sur la vente du magazine, l'enjeu sur le Web est de valoriser le papier et non de le cannibaliser. Le site aura davantage la fonction d'un blog que celui d'un média", rapporte David Even.

Cette approche dite "print first" est aussi du journal Le 1 qui fêtait le 29 mars dernier ses deux ans d'existence. Le journal hebdomadaire innove par son format proche de l'origami : il tient en huit pages, mais une seule feuille de papier et il faut le déplier pour se retrouver face à 84 cm d'actualités. Le résultat ? Un "bel objet cubiste" de 45 grammes que les lecteurs aiment à collectionner. Sur le fond également, Le 1 se différencie avec une approche thématique et pluridisciplinaire. Renonçant à la tentation généraliste pour mieux approfondir une question, chaque numéro explore un sujet unique et donne la parole aux écrivains comme aux essayistes, aux artistes et aux chercheurs de tous bords. Une approche innovante qui se donne pour but de rompre avec le flux permanent de l'information pour donner au lecteur le temps de ralentir, de s'instruire et de réfléchir. "Nous devons imposer un agenda au lieu de suivre l'actualité", déclarait récemment Eric Fottorino dans une interview.

Le 1 fête ses deux ans avec succès

A l'heure où le mobile s'impose peu à peu comme le premier écran, point de salut pour ceux qui ne miserait pas avant tout sur le digital ? Ces pure-players du print apportent la preuve que loin d'être morte, la presse de qualité avec des informations à la fois originales, rigoureuses et indépendantes peut encore avoir un avenir. Alors qu'il fête son 100e numéro, Le 1 est à l'équilibre avec une augmentation de sa diffusion qui s'élève à 28 500 exemplaires en moyenne par semaine. Le choix de miser sur la vente en kiosque et surtout l'abonnement (14 000 abonnés) ainsi que les projets de diversification éditoriale (lancement de la collection de livres "Les 1ndispensables") se sont avérés payants. Le licensing du format à l'international est un autre relais de croissance du journal, dont le concept a notamment séduit le quotidien italien La Stampa qui le distribue comme un supplément dans son édition du week-end (cf. photo ci-contre). D'autres accords pourraient être mis en place avec des médias européens.

L'équipe du Soixante-Quinze pour sa part se montre confiante : l'expérience du 13 du mois a été concluante avec un magazine à l'équilibre et le terrain de jeu agrandi du nouveau média parisien devrait booster les investissements publicitaires. "Si Le 13 du Mois n'attirait que peu de grands annonceurs du fait de son faible bassin d'audience, Soixante-Quinze couvre l'ensemble de la ville, au-delà du périphérique compris. L'objectif est de lever 20 000 euros par mois." A l'inverse du 1 qui ne laisse aucune place à la publicité, Soixante-Quinze accueille la réclame dans ses pages, mais de manière limitée afin de préserver son indépendance éditoriale : "Pas question d'imposer un tunnel de x pages publicitaires avant le premier article comme il est d'usage dans nombre de magazines."

Miser avant tout sur l'abonnement et la vente en kiosque

Si la publicité est une source de recette que compte bien exploiter le directeur de publication, celui-ci souhaite avant tout s'appuyer sur la vente en kiosque et l'abonnement. Le magazine, via une campagne de financement participatif sur KissKissBanBank, rassemble une communauté de 900 abonnés avant même la sortie du premier numéro. Pour s'assurer une rentabilité et une pérennité, Soixante-Quinze a besoin au minimum d'écouler 10 000 exemplaires par mois. Le titre sera tiré à 25 000 exemplaires.

Distribution : faire feu de tout bois

In fine, la distribution, point-clé dans l'équation économique de tout média de presse écrite, fait l'objet d'une grande attention. Le magazine de 100 pages sera vendu 4,90€ dans tous les kiosques de Paris et de la proche banlieue, ainsi que dans les Relay des aéroports, des gares de Paris, d'Île-de-France et de région. Afin de diversifier sa diffusion, et de compenser du même coup les errances et dysfonctionnements du système de distribution par voie de kiosque, David Even aimerait tester d'autres relais locaux possibles comme les supérettes bio ou les pharmacies.

Afin d'accroître la notoriété de la marque-média, de toucher de nouveaux lecteurs et de trouver d'augmenter ses revenus, Le 1 explore aussi largement d'autres possibilités de distribution. Pour les élections au Royaume-Uni, le journal a passé un partenariat avec Eurostar, qui a distribué 20.000 exemplaires de son numéro "Ils sont fous, ces Anglais !". Même chose avec le Centre Pompidou, qui lui a acheté des centaines d'exemplaires de son numéro "Le Corbusier, la ville et nous" dans le cadre de l'exposition qu'il organisait.

La qualité, planche de salut de la presse écrite

Pour les deux hommes de presse, pas de mystère, ni de fatalité : la presse écrite a de l'avenir pour peu qu'elle offre réellement une information à la fois différente et indépendante. Cette question de la qualité est d'ailleurs au coeur des réflexions qui animent la profession et le secteur des médias, y compris au niveau des régies.

"La qualité, c'est l'avenir des marques médias", clamait avec force Xavier Romatet, directeur général de Condé Nast France lors des Rencontres de l'Udecam consacrées le 7 mars dernier à la question justement de la qualité. "Mais est-on prêt à en payer le prix ? Est-on prêt à refuser la facilité de la surabondance publicitaire sous toutes ses formes ?", interrogeait avec justesse Jean-Luc Chetrit, président de l'Udecam et de Carat France.

Entre tunnels de pubs et baisse de la qualité des contenus, la presse écrite s'est jetée dans le bain numérique en quête d'un business model qui se cherche encore. Le secteur bouge néanmoins, à la faveur de la data notamment qui offre aux groupes de presse de nouvelles opportunités de monétisation et d'émergence dans la bataille de l'attention qui fait rage pour séduire les lecteurs.

Toutefois, la technologie ne remplace pas le contenu, qui reste le fer de lance et l'atout premier des marques médias, et notamment celles de l'information généraliste. "Quel pure player dispose aujourd'hui d'une rédaction de 500 journalistes à l'instar du groupe Figaro ?", questionnait Aurore Domont, présidente de MEDIA.figaro dans une tribune le mois dernier.

Pris entre étau entre la décroissance du marché et la nécessité d'investir sur le digital, les groupes de presse ont coupé dans leurs effectifs et sacrifié la qualité comme le faisait observer l'économiste Julia Cagé le 30 mars dernier lors du débat organisé par la Commission de la carte d'identité des journalistes à l'occasion de son 80e anniversaire, "Le journalisme, une profession sens dessus dessous". "Derrière l'appauvrissement des contenus, il y a moins de production journalistique, moins de journalistes."

Et la saignée continue avec l'annonce le 9 mars dernier d'un plan de départ du groupe Lagardère Active qui vise à réduire les effectifs de 220 salariés (près d'un tiers de la rédaction du Journal du Dimanche, 25% de celle de Paris-Match, 18% du magazine Elle, 42% du magazine Télé 7 Jours, etc.). Côté digital, cette raréfaction des ressources et la course à l'audience dans un marché dominé par le diktat du "last clic" ont paradoxalement débouché sur une profusion de contenus... qui se ressemblent tous. Si à l'ère des réseaux sociaux, la circulation de l'information a une forte valeur en soi, elle a éclipsé celle de la production de contenu plus qu'elle ne l'a complétée. "Une étude INA sur des médias d'information politique et générale atteste que plus de 50% de ce qui est produit en ligne est du copié-collé", rapporte Julia Cagé(1). Signe de ces temps post-modernes et symptôme de cette crise de fond, le langage lui-même s'est appauvri en même temps que les coquilles se sont multipliées et que les photos lisses et aseptisées des banques d'image se sont imposées comme la norme : le mot "contenu" a remplacé ceux d'enquêtes, de portraits ou de reportage, les choix des sujets sont conditionnés aux taux de clic observés, aux 'micro-moments' anticipés (la Saint-Valentin, la Chandeleur, etc.). Le journaliste a mué : il est devenu un agent productif de contenu. Le marketing éditorial fait office de ligne éditoriale. De formidable moyen à la compréhension de son audience et de ses usages, il s'est imposé comme une fin en soi.

(1) "Journaliste, un métier sens dessus dessous", Stratégies, avril 2016

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