Droit des marques sur Internet : des enjeux sous-estimés par les annonceurs
Publié par Gérard Haas le | Mis à jour le
2012 verra le fossé se creuser entre les marques faibles, non protégées, et les marques qui sauront profiter des dernières techniques d'e-marketing en maîtrisant leur e-réputation grâce à une stratégie de veille et de protection juridiques. Une tribune de Gérard Haas, avocat spécialiste d'Internet.
En 2012, les marques devront ne pas se laisser dépasser par les évolutions techniques et jurisprudentielles et être de plus en plus vigilantes aux atteintes pouvant leur être portées par des tiers.
À l’heure de Facebook, Twitter, du cloud computing, la capacité de réaction des marques sera primordiale pour maîtriser leur image et profiter de ces nouveaux médias de communication plutôt que de les subir. Cette capacité de réaction ne pourra se faire sans définir une politique de gestion globale de portefeuilles de marques et de noms de domaine, et sans mettre en place des outils de veille des noms de domaine, des régies publicitaires et des réseaux sociaux.
L’expérience de 2011 aura démontré que de trop nombreuses entreprises auront perdu leurs droits et/ou auront vu leurs actifs incorporels dépréciés du fait d’une gestion artisanale, voire défaillante de leurs portefeuilles de marques et de noms de domaine. 2012 devra donc être une année de prise de conscience de la nécessité de sécuriser, protéger, maîtriser et valoriser ses marques, notamment sur Internet. Une marque mal gérée, non protégée, est un actif sans grande valeur, voué à un avenir morose sur Internet. Une marque surveillée, protégée et dont l’image est maîtrisée dans les réseaux sociaux et sur le Web 2.0 est un actif incorporel inestimable, source de croissance et de succès. Enfin, pour exister et vivre sur Internet, les marques devront maîtriser l’ensemble des dernières techniques de marketing (direct, comportemental, viral, contextuel, loteries et jeux concours…), en prenant soin là encore de respecter l’évolution législative et jurisprudentielle en la matière. Cette évolution, commencée en 2011, se poursuivra en 2012.
Plusieurs événements ont marqué l’année 2011 dans le domaine de la propriété intellectuelle, et plus particulièrement celle des marques. Parmi toute l’évolution législative et jurisprudentielle, nous avons retenu les quatre faits marquants suivants :
*La compétence sans partage des Tribunaux de Grande Instance en matière de marque (Tribunal des Conflits, 2 mai 2011)
Les Tribunaux de Grande Instance (TGI de Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Nanterre, Nancy, Paris, Rennes et Fort-de-France) sont seuls compétents pour connaître des litiges portant sur des questions de propriété intellectuelle, et notamment des questions relatives au droit des marques. Si la solution est connue depuis la publication de la loi n° 2007-1544 du 29 octobre 2007 et du décret n° 2009-1205 du 9 octobre 2009, le Tribunal des Conflits a dissipé les derniers doutes d’attribution de compétence entre ces TGI nommément désignés et les tribunaux de l’ordre administratif dans les cas de contrefaçon ou de droit des marques mettant aux prises l’État ou des personnes morales de droit public. Dans sa décision du 2 mai 2011, le Tribunal des Conflits a ainsi tranché cette question en considérant que « le législateur a entendu, par dérogation aux principes gouvernant la responsabilité des personnes publiques, faire relever de la compétence des tribunaux de l’ordre judiciaire la recherche de la responsabilité des personnes morales de droit public en raison d’une contrefaçon de dessins et modèles qui leur serait imputée ». Cette solution est bien évidemment identique en matière de contrefaçon de marques où le législateur a attribué pareille compétence aux Tribunaux de Grande Instance pour connaître des actions en contrefaçon de marque (article L. 716-3 du Code de la propriété intellectuelle).
Perspective : 2012 devrait donc donner lieu à une harmonisation des décisions judiciaires rendues en matière de droit des marques et plus généralement en matière de droit de propriété intellectuelle. Face à la technicité grandissante des magistrats compétents pour connaître de ce type de litige, il est évident que les parties impliquées dans de telles actions judiciaires devront confier leur dossier à des spécialistes de la matière afin de maîtriser leur procès face à des juges intransigeants.
*Compétence des tribunaux français en matière de contrefaçon sur Internet : le critère d’accessibilité définitivement abandonné au profit de celui de la « focalisation » (arrêts eBay).
2011 aura également été marquée par la confirmation de l’abandon définitif du critère d’accessibilité des contenus contrefaisants sur Internet depuis le territoire français retenu un temps par la Cour de cassation pour reconnaître la compétence des tribunaux français pour connaître d’actes de contrefaçon commis en ligne (cf. notamment Cass. 1re Civ., 9 décembre 2003 et Cass. Com. 20 mars 2007). Le critère désormais retenu de manière constante par les tribunaux français est celui dit de la « focalisation » ; ce qui consiste à exiger, en plus de l’accessibilité du site, des éléments objectifs révélant que le site ou le responsable du site visent le ressort du juge saisi ou dirigent spécialement leur activité et/ou leurs contenus vers celui-ci.
Ainsi, par exemple, plusieurs « arrêts eBay » rendus par la Cour d’appel de Paris et par la Cour de cassation (Cass. Com. 29 mars 2011 et 20 septembre 2011, Arrêts eBay) sont venus confirmer une évolution jurisprudentielle opérée depuis 2010 en jugeant de manière ferme et dépourvue de toute ambiguïté que « la seule accessibilité d’un site internet sur le territoire français n’est pas suffisante pour retenir la compétence des juridictions françaises, prises comme celles du lieu du dommage allégué, sans rechercher si les annonces litigieuses étaient destinées au public de France ».
Il convient ainsi de caractériser dans chaque cas particulier un lien suffisant, substantiel ou significatif entre les faits ou actes de contrefaçon dénoncés et le dommage allégué. Le dernier arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 6 décembre 2011 sur le renvoi de la Cour de cassation consacre cette solution avec force : « La circonstance selon laquelle l’usage de la langue anglaise serait selon l’intimée indifférente, le contenu des annonces compréhensible par le public de France et ne permettraient ainsi pas d’exclure le public français, ne suffit pas au cas d’espèce à caractériser que les annonces litigieuses aient été destinées au public de France ; qu’en effet, la rédaction de ces annonces en langue anglaise démontre qu’elles ne visent pas d’emblée le public de France, que la langue anglaise, quelle que soit son expansion, n’est pas accessible à tout Français, qu’il n’est pas démontré que le site concerné mette personnellement à la disposition de l’internaute francophone un logiciel automatique de traduction en langue française des annonces pour les lui destiner ; que les annonces sont certes accompagnées de photos permettant d’identifier l’article, que leur contenu rédactionnel pour chaque article vise essentiellement la taille, selon mesure en inches non pratiquée par les vendeurs à destination des consommateurs français, et le prix exprimé en US $, monnaie n’ayant pas cours dans les transactions en France, que toutefois, la livraison effective d’un achat par un consommateur français sur le site litigieux ne se limite pas à la compréhension du prix et de la taille de l’article, à supposer ces éléments admis, mais impose le suivi de l’ensemble des instructions fournies en seule langue anglaise. »
Perspective : cette décision laisse craindre pour 2012 des difficultés pour les victimes de contrefaçon à saisir les tribunaux français lorsque les actes de contrefaçon de marques seront commis via des sites étrangers, édités et hébergés à l’étranger, mais qui livreraient néanmoins des produits contrefaisants en France en passant commande sur le Web. La propriété intellectuelle n’est pas la seule matière touchée par ces difficultés. Les questions d’atteinte à la vie privée ou à la réputation des personnes sont également concernées par ces délicates questions de compétence des tribunaux et de loi applicable. Des décisions politiques fortes s’imposeraient pour harmoniser les règles en la matière. L’évolution des techniques (cloud computing, notamment) accentuera ces phénomènes et ces risques de perte de contrôle des marques sur leur usage dématérialisé.
*La procédure SYRELI devant l’AFNIC au secours des marques
2011 aura en outre été l’année de naissance du nouveau régime juridique des noms de domaine en .fr, avec la promulgation de loi n° 2011-302 du 22 mars 2011 et du décret n° 2011-926 du 1er août 2011 relatif à la gestion des domaines de premier niveau de l’Internet correspondant aux codes pays du territoire national.
Ce nouveau cadre législatif était attendu après que la décision n° 2010-45 QPC rendue par le Conseil constitutionnel le 6 octobre 2010 a déclaré l’article L. 45 du Code des postes et des communications électroniques contraire à la Constitution.
Sur la base de ces nouveaux textes, l’AFNIC a mis en place une nouvelle procédure extrajudiciaire baptisée SYRELI (Système de Résolution des Litiges) pour permettre aux titulaires de marques, notamment, de lutter efficacement et rapidement contre la réservation et l’utilisation de noms de domaine en .fr portant atteinte à leurs droits.
Cette procédure, lancée officiellement au mois de novembre 2011, met un terme à une période transitoire durant laquelle les titulaires de marques se sont trouvés dépourvus de toute action extrajudiciaire pour combattre les réservations de noms de domaine abusives. Désormais, en application de l’article L. 45-6 du Code des postes et des communications électroniques, « toute personne démontrant un intérêt à agir peut demander à l’office d’enregistrement compétent la suppression ou le transfert à son profit d’un nom de domaine lorsque le nom de domaine entre dans les cas prévus à l’article L. 45-2 », en particulier lorsqu’il est « susceptible de porter atteinte à des droits de propriété intellectuelle ou de la personnalité, sauf si le demandeur justifie d’un intérêt légitime et agit de bonne foi ».
La procédure SYRELI est rapide puisque l’AFNIC rend sa décision dans un délai de deux mois à compter de la réception de la demande complète du requérant. Pendant toute la durée de la procédure contradictoire (le réservataire du nom de domaine litigieux dispose d’un délai de 21 jours à compter de la notification de l’ouverture de la procédure à son encontre pour soumettre à l’AFNIC les moyens de sa défense), le nom de domaine litigieux est gelé. La décision, publiée sur le site de l’AFNIC, est exécutoire une fois écoulé un délai de 15 jours calendaires à compter de cette notification et un recours est possible devant les tribunaux judiciaires.
Perspectives : en 2012, les titulaires de marques devront savoir se servir de cette nouvelle procédure dans le cadre de l’arsenal juridique à leur disposition pour protéger efficacement leurs marques et les défendre contre toutes formes d’atteintes. 2012 verra également la possibilité de présenter des dossiers à l’ICANN pour proposer la création de nouvelles extensions génériques (gTLDs). Ainsi, au-delà de nouvelles extensions sectorielles et géographiques (plusieurs villes auraient envisagé de créer leur propre extension), ce sont les multinationales qui pourraient créer leur propre extension. La gestion et la protection efficace d’une marque passera par une bonne gestion de son portefeuille de noms de domaine et par la mise en place de véritables stratégies communes.
Dans le prolongement des arrêts de la CJUE du 23 mars 2010 (CJUE, 23 mars 2010, Affaires C- 236/08, 238/08), la jurisprudence en matière de référencement payant sur Internet au moyen de marques de tiers a encore été riche et fluctuante en 2011.
Rappelons que la CJUE a dit pour droit que :
« Le titulaire d’une marque est habilité à interdire à un annonceur de faire, à partir d’un mot-clé identique à ladite marque que cet annonceur a sans le consentement dudit titulaire sélectionné dans le cadre d’un service de référencement sur Internet, de la publicité pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels ladite marque est enregistrée, lorsque ladite publicité ne permet pas ou permet seulement difficilement à l’internaute moyen de savoir si les produits ou les services visés par l’annonce proviennent du titulaire de la marque ou d’une entreprise économiquement liée à celui-ci ou, au contraire, d’un tiers. »
Dès lors, les tribunaux français font désormais application de cette jurisprudence en retenant des actes de contrefaçon à l’encontre des annonceurs indélicats dans deux cas :
1. Lorsque l’annonce du tiers suggère l’existence d’un lien économique entre ce tiers et le titulaire de la marque ;
2. Lorsque l’annonce, tout en ne suggérant pas l’existence d’un tel lien, reste à tel point vague sur l’origine des produits ou services en cause qu’un internaute normalement informé et raisonnablement attentif n’est pas en mesure de savoir, sur la base du lien promotionnel et du message commercial qui y est joint, si l’annonceur est un tiers par rapport au titulaire de la marque ou, bien au contraire, s'il est économiquement lié à celui-ci.
Un arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 2 février 2011 illustre parfaitement la tendance jurisprudentielle qui s’est dessinée tout au long de l’année passée en matière de référencement sur Internet en utilisant la marque d’autrui. Dans cet arrêt, la Cour juge ainsi que le choix d’un signe identique à une marque en tant que mot-clé appelé à déclencher l’affichage d’un lien commercial pointant vers un site internet, s’il constitue manifestement un usage de la marque dans la vie des affaires, n’est pas illicite dès lors qu’il n’y a pas atteinte à la fonction essentielle de la marque qui est de garantir l’identité d’origine des produits et services qu’elle est destinée à distinguer.
Dans l’espèce soumise à son examen, la Cour d’appel considère que les annonces litigieuses ne portent pas atteinte à la fonction d’indication d’origine de la marque sélectionnée à titre de mot-clé dès lors que les annonces générées ne suggèrent aucun lien économique entre l’annonceur et le titulaire de la marque, elle juge que « le fait que les liens commerciaux soient affichés en même temps que la marque introduite en tant que critère de la recherche demeure exposée dans la lucarne située en partie haute de l’écran n’est pas de nature, à lui seul, à induire en erreur l’internaute en le portant à croire que les produits ou services promus proviennent du titulaire de la marque ou d’une entreprise économiquement liée à celui-ci ».
Perspectives : d’autres décisions auront néanmoins rappelé que la question du référencement, si cruciale pour les marques sur Internet, sera encore au cœur de l’actualité de 2012, et que d’autres fondements juridiques seront possibles pour lutter contre le référencement abusif de concurrents. Dans un arrêt remarqué de juin 2011, la Cour d’appel de Paris a par exemple condamné la société Google pour publicité trompeuse et parasitisme économique. Dans un autre arrêt non moins remarqué, la Cour d’appel de Douai est entrée en voie de condamnation d’une société usant de procédés de référencement naturel (utilisation de sites satellites) jugés déloyaux.
L’évolution des techniques et des règles du référencement sur Internet, qu’il soit payant ou gratuit, devra être maîtrisée par les marques qui devront, là encore, définir de véritables stratégies de référencement positif (termes de recherche – y compris marques de concurrents – pour lesquels la marque devra être visible) et négatif (actions préventives et répressives destinées à sanctionner l’usage abusif de la marque par des tiers).