[Interview] Luc Ferry (2/2) " Les robots sont une ressource extraordinaire et un danger "
Publié par Stéfanie Moge-Masson le - mis à jour à
Dans cette deuxième partie, le philosophe et essayiste Luc Ferry, auteur de "L'innovation destructrice", passe en revue les incitations à l'innovation, l'uberisation des marchés et les incidences de l'intelligence artificielle. Un voile se lève sur notre futur...
emarketing.fr : Qu'ont les Américains, que n'ont pas les Européens, qui favorise l'innovation et le progrès ?
" Le catholicisme nous vend de la décroissance en toute bonne foi "
Luc ferry : Les Américains n'ont pas d'Ancien Régime. Nous, Européens, nous en sommes extirpés. De plus, en Europe, et particulièrement en France, nous sommes guidés par une culture chrétienne, qui plus est catholique, qui, sur les questions économiques, n'est probablement une référence de pertinence. Le catholicisme nous vend de la décroissance en toute bonne foi, oubliant que pour pouvoir partager les richesses, il faut commencer par les produire. Dans toutes les grandes traditions spirituelles qui ont fait l'Occident, que ce soit chez les Grecs, les juifs ou les protestants, le scandale n'est pas la richesse mais la misère. Comme disait Aristote, " pour être généreux, il faut être riche ". A contrario, dans la tradition catholique, la richesse est un obstacle à l'entrée au paradis, idée qui a encore guidé toute l'histoire du catholicisme social, qui a beaucoup marqué l'Europe.
Que pensez-vous de la récente intervention du gouvernement dans l'affaire Uber Pop ? Fallait-il suspendre ce service au risque de freiner, une fois de plus, l'innovation en France ?
Je comprends la détresse des taxis qui ont payé leur patente plus de 300 000 euros. J'admets aussi que l'on puisse assimiler Uber Pop à du travail au noir. Mais on ne va pas supprimer l'économie collaborative et interdire BlaBlaCar ou AirBnB, même s'ils nuisent aux taxis ou à l'hôtellerie traditionnelle ! Il faut comprendre que les emplois de travailleurs indépendants sont bel et bien des emplois et qu'ils concourent, à leur façon, à combattre le chômage. L'économie collaborative porte une autre forme de travail, bien différente du salariat. Alors, plutôt que d'interdire ces nouvelles formes de travail, mieux vaudrait les fiscaliser raisonnablement. Le statut de travailleur indépendant a le vent en poupe, ce n'est pas une mauvaise nouvelle en soi : il faut juste que la fiscalité s'adapte à cet état de fait.
Derrière Uber, il y a la voiture sans chauffeur... Faut-il s'en réjouir ?
En effet, elle arrive et même est déjà là : la Google Car a déjà parcouru des centaines de milliers de kilomètres aux États-Unis, sans accident. Elle va bouleverser le monde de l'automobile. Nos voitures deviendront des bureaux ambulants. Nous n'aurons plus de problèmes de permis de conduire, de parking, d'alcoolémie au volant, d'assurance... Ce n'est, certes, pas une bonne nouvelle pour les assureurs, mais in fine, ce sera une évolution positive dans bien des domaines.
Que pensez-vous de la montée en puissance de l'intelligence artificielle dans notre société ?
Je pense que les robots sont à la fois une ressource extraordinaire - en médecine notamment - et un danger. Il n'y a qu'à lire les propos de Stephen Hawkins, Elon Musk et Bill Gates (à qui on ne peut pourtant pas reprocher d'être hostiles aux nouvelles technologies), qui s'inquiètent du pouvoir croissant des robots, et notamment, dans le domaine militaire, des drones capables de tuer sans en référencer à une autorité humaine. L'imprimante 3D, la robotique, le travail sur les cellules souches, les NBIC et l'économie collaborative... Ce sont autant de mouvements convergents qui vont bouleverser le monde, au cours des trente prochaines années, plus qu'il ne l'a été au cours des 300 dernières.
Quelles conséquences cela aura-t-il sur le monde du travail ?
Une des conséquences de cette " technologisation " de la société sera la nécessité, pour les jeunes, d'acquérir un socle de connaissances techniques très solide avant d'entrer dans la vie active. En 1960, 10% des non-bacheliers étaient au chômage, contre 50% aujourd'hui. Et pourtant, comme chacun le sait, le bac n'est pas grand-chose...
À l'ancien ministre de l'Éducation que vous êtes, j'aimerais poser cette dernière question : quel regard portez-vous sur les jeunes générations, qui arrivent en ce moment même sur les bancs de l'école ou dans le monde du travail ?
Ces jeunes générations sont curieuses, savent manier les outils technologiques à la perfection, mais travaillent de moins en moins. Nous vivons dans une société hédoniste à l'extrême, qui propose d'innombrables tentations au divertissement et réserve de moins en moins de place au travail. Un exemple éloquent ? Tous mes professeurs à la Sorbonne avaient rédigé leur thèse en latin. Ce n'était pas une marque d'intelligence suprême mais cela représentait une somme de travail absolument gigantesque. Aucun de nos enfants n'est capable du millième ! La quantité de travail a considérablement diminué et leur capacité d'attention est faible par rapport à ma génération. Or, le travail est - et reste - le seul ticket d'entrée dans la vie professionnelle et la somme de travail nécessaire pour réussir, elle, n'a pas diminué.