Stéphane Grumbach, Inria :"Qui peut dire quelle sera la notion de 'vie privée' dans 20 ans ?"
Publié par Dominique Fevre le | Mis à jour le
Stéphane Grumbach, directeur de recherche à l'Inria, explique en quoi la donnée 2.0 est comparable à une matière première stratégique. Prenant pour exemple les États-Unis, il détaille les raisons qui, en Europe, freinent une activité dont le poids économique va dépasser celui du pétrole.
Directeur de recherche à l'Institut national de recherche en informatique et automatique (Inria) et ancien conseiller scientifique en Chine, Stéphane Grumbach, travaille sur les nouveaux équilibres induits par la société de l'information. Pour ce chercheur, l'Europe semble voir la société de l'information comme une menace à circonscrire. Les séminaires de réflexion sur le sujet portent en général sur les risques plus que sur les opportunités.
Données, Big Data... : tous les professionnels n'ont plus que ces mots à la bouche, pourquoi ?
Parce que les données constituent les briques de base de la société de l'information et parce que leur quantité croit de manière exponentielle. Qualifiées de Big Data, le volume des données disponibles est d'ores et déjà considérable. Savez-vous que les centres de données, au niveau mondial, consommeront bientôt autant d'électricité que la France ? Les données offrent un potentiel extraordinaire car elles permettent de générer des connaissances, restées jusqu'à ce jour, hors d'atteinte ou inexistantes, ou tout simplement hors du domaine du " pensable ". Au milieu du XIXe siècle, il était impossible de prévoir les possibilités permises par l'électricité ; aujourd'hui, de la même manière, il est aussi difficile d'imaginer les évolutions et les possibilités qu'offriront les données.
Le Big Data peut-t-il se résumer à des chiffres ?
Non. Certes, nous savons que le volume de données est énorme et se mesure désormais en zettabytes, c'est-à-dire en milliers de milliards de méga-octets, que les données s'échangent en permanence et qu'elles sont extrêmement variées, des textes aux images, des musiques aux vidéos. Mais, ce qui est plus important encore, ce qui compte désormais, ce sont les flux continus, comme ceux de Twitter, par exemple, et non plus les données statiques. Or, il n'existe pas de bonnes mesures des données du Web 2.0 : ces données personnelles que les individus fournissent aux moteurs de recherche en échange de services gratuits, ou aux réseaux sociaux, par exemple. Pourtant, c'est cette ressource-là qui va exploser en quantité et en qualité. Et, personne ne sait bien chiffrer aujourd'hui les flux de données pertinentes, car il n'existe pas de cotation avec des cours de bourse, comme il en existe pour les matières premières, par exemple.
Vous comparez donc la donnée 2.0 à une matière première ?
Oui. C'est une matière première dont l'importance économique dépassera celle du pétrole. Pour le pétrole, comme pour les autres matières premières, nous avons développé une chaîne industrielle cohérente : prospection, exploitation, transformation, transport et production. Dans les deux industries, la concentration est forte. Mais, pour des raisons géologiques, le pétrole est présent dans des zones géographiques précises, extrait, transformé, puis acheminé vers les particuliers dans le monde entier.
Les données, elles, sont récoltées chez les particuliers, dans le monde entier, et acheminées vers les centres de données de multinationales, qui ont le monopole de leur traitement, comme Google, Facebook ou Amazon, et qui, aux Etats-Unis, concentrent 80 % de ces données
Les Etats-Unis dominent cette industrie numérique, quels pays les suivent ?
Et quelle est la place de l'Europe ?
Les-Etats-Unis dominent en effet : ils possèdent 72 % des 50 premiers sites mondiaux, ensuite, il y a la Chine qui en détient 16 %. Ces deux pays- dont l'industrie nationale contrôle les données nationales- ambitionnent de récolter la donnée à l'international.
Derrière eux viennent des pays comme le Brésil, la Russie ou l'Iran, qui sont en avance sur l'Europe.
Pourtant, l'industrie numérique européenne existe : nous avons les " tuyaux " et une forte pénétration des outils numériques dans la population, mais nous n'avons pas les entreprises du Web, qui utilisent les " tuyaux ".
Ces entreprises sont principalement américaines. En analysant les requêtes sur son moteur de recherche, Google sait, ou peut savoir, plus de choses sur la France que l'Insee... En Europe, il n'existe pas de moteur de recherche. Aujourd'hui, une région sans moteur de recherche peut être considérée comme une région sous-développée.
L'Europe va donc dépendre des autres pays...
Oui. Nous allons dépendre de plus en plus de systèmes non européens, en l'occurrence américains. Or, la maîtrise de la donnée permet aussi de maîtriser certains marchés qui passent déjà dans plusieurs secteurs par les outils de commerce électronique américains.
Faute de développer cette industrie, demain, les Européens consommeront de nombreux biens, produits et services (billets de train, électricité,...) probablement achetés à un prestataire étranger.
En Europe, il y a un usage monolithique des sites américains.
En France, par exemple, Google détient l'une de ses plus grosses parts de marché mondial (92 %) et c'est la même chose pour Facebook. Google réaliserait, grâce à ses données, un chiffre d'affaires de plus d'un milliard d'euros en France.
Pourquoi l'Europe ne parvient pas à développer une industrie numérique ?
D'abord, parce que personne ne sait qui doit s'en charger : l'Europe ? Les Etats ? Les entreprises ? Et, du coup, personne ne traite le sujet. Mais, le problème est fondamentalement lié à d'autres facteurs. Nous n'avons pas de moteur de recherche, nous ne recueillons pas les données Web 2.0 et nous perdons un gisement qui fait partie de notre avenir numérique.
L'Europe et la France ont aussi des difficultés à se projeter dans l'avenir et dans les technologies de demain. En France, par exemple, l'option informatique a été intégrée en 2012, seulement, dans le programme des élèves de terminales. Et, ce n'est pas au lycée que l'informatique devrait arriver, mais bien avant.
La sensibilité très particulière de l'Europe à l'égard des données personnelles est aussi un facteur à prendre en compte ...
En effet, il y a une peur des données et des fichiers de personnes. L'Europe cherche à mettre en place une régulation dans ce domaine qui bouge très rapidement, et le paradoxe, c'est que la majorité des données des Européens sur le Web 2.0 sont hors de nos frontières, donc hors du champ d'application de notre droit.
Le pire, c'est qu'aux Etats-Unis, ces données ne sont pas protégées au même titre que celles des résidants américains et que les règles européennes concernant les données personnellesne s'appliquent pas aux entreprises américaines (Google, Facebook, etc.). Les règles en matière de protection des données personnelles sont certes aujourd'hui en débat aux Etats-Unis, mais, encore une fois, elles ne concerneront que les Américains.
Comment expliquez-vous cette peur de l'Europe ?
Elle s'explique par des raisons historiques et politiques. L'Europe semble voir la société de l'information comme une menace à circonscrire. Les séminaires de réflexion sur le sujet portent en général sur les risques plus que sur les opportunités.
Nous sommes au tout début de la société de l'information. Il est très difficile de prévoir son évolution, et il faut garder de la souplesse, envisager tous les possibles. Qui peut dire aujourd'hui quelle sera la notion de vie " privée " dans 20 ans ? Qui sait si de très nombreuses données personnelles ne seront pas en ligne, plus ou moins facilement accessibles, et que cela ne choquera personne ? Et puis, nous savons qu'aujourd'hui même, elles sont " accessibles " par effraction. L'utilisation des données de manière illégale existe déjà.
Iriez-vous jusqu'à qualifier le Groupe européen des protections (le G 29)
" d'archéo-rétrogrades" comme l'a fait Gilles Babinet (*) pour la CNIL en France ?
Gilles Babinet a raison et il soulève un vrai problème. L'Europe concentre beaucoup d'efforts sur la régulation alors que ce monde est en pleine évolution, et qu'il se conçoit surtout hors d'Europe.
Notre attitude est surtout réactionnaire, c'est-à-dire en réaction contre tous ces systèmes qui nous arrivent de l'étranger et qui vont faire disparaître progressivement nos industries. Dans ces destructions créatrices (**), il faut décider de quel côté on se situe.
On doit tout de même garder l'espoir ?
Oui, car, derrière la morosité ambiante, il y a une pléthore de projets géniaux, portés par des gens plein d'énergie et de talent. En France, le " séminaire du gouvernement sur le numérique " du 28 février 2013, a voulu marquer la volonté d'agir sur ces sujets et leurs enjeux, et pas seulement sur leurs risques. Mais, la question des flux de données mondiaux, la fuite des données personnelles des Européens hors de nos frontières, n'est toujours pas abordée.
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(*) Ex-président du Conseil national du numérique, Gilles Babinet a fondé Musiwave et est président du conseil d'administration de plusieurs sociétés qu'il a fondés ou co-fondées : Captain Dash, Eyeka, MXP4 et Digibonus.
(**) Expression de l'économiste Joseph Schumpeter, qui désigne la disparition simultanée d'activités économiques et la création de nouvelles activités.